Tout
éditeur et tout écrivain sait, ou devrait savoir, que neuf lecteurs sur dix
achèteront un livre en raison principalement, sinon
uniquement, de sa catégorie.
Le nom de l'auteur, sauf si vendeur reconnu de best-sellers, le titre
le l'ouvrage, sans même parler de sa qualité littéraire n'ont
guère d'importance pour ce type de lecteurs. Bien sûr, la qualité
de l'histoire et de l'écriture finiront par intervenir à
long terme pour débrouiller le bon grain de l'ivraie.
Mais si votre livre n'est pas dans la bonne catégorie, rien de cela ne risque d'arriver, puisqu'il ne sera ni acheté ni même lu,
peu importe sa
qualité, si extraordinaire soit-elle.
Parmi
ce groupe de lecteurs, que personnellement donc j'évalue à 90 %
du lectorat total, les fans de thrillers achèteront des thrillers,
les fans de SF des livres de SF, les fans de romans sentimentaux des
romances, etc.
Tout ça est presque une évidence et ne souffre guère la
discussion, hormis les chiffres qu'on peut toujours affiner.
Néanmoins,
ce comportement a entraîné et entraîne vraisemblablement toujours
des ratés spectaculaires dans
le monde de l'édition.
Imaginez
que vous soyez éditeur et que vous receviez par la Poste, ou plus
probablement de nos jours par e-mail, un roman formidable mais qui
n'appartient à aucune catégorie de façon évidente (même le
mainstream est une sorte de catégorie, qui se partage avec le
classique une autre variété de "lecteurs",
celle
qui remplit sa bibliothèque de livres qu'ils ne lisent jamais, un
peu comme on remplit son salon de toiles de grands maîtres qu'on ne
regarde jamais). Vous avez une déplorable alternative : soit
vous forcez le livre dans une des catégories dont vous disposez et
vous trompez le lecteur, ce qui a généralement pour résultat de le
mettre de très mauvaise humeur, ce
qui a des conséquences futures fort
néfastes pour votre petit commerce, soit
vous vous résignez à la triste réalité
et vous le mettez dans les inclassables et vous pouvez être sûr que
les lecteurs vont se compter sur les doigts des
mains,
hormis le cas où l'auteur serait déjà multi primé et auteur de
nombreux best-sellers (et encore, pas sûr que ça marche bien
longtemps pour la raison que je viens d'indiquer plus haut).
L'histoire littéraire a
plusieurs exemples fameux de ces livres absolument impopulaires alors
que leur qualité ou leur intérêt est extraordinaire dans le sens
le plus strict.
Je
pourrais parler de Moby
Dick.
Bien sûr, aujourd'hui, il s'agit d'un classique des plus lus et
appréciés, enfin théoriquement, car il fait bien sûr partie de la
plupart des bibliothèques d'apparat dont je parlais tout à l'heure.
Et bien sûr, plus grand monde ne doute que ce soit un des
chefs-d'œuvre
de la littérature. Mais à l'époque de sa publication, Moby Dick et
son auteur ont
souffert
d'un
bide monumental (puisque c'est un monument). Problème
évident de catégorie. Si vous mettez ce roman dans la catégorie
aventure
maritime,
comme cela a été fait, et bien que ce ne soit pas faux si on s'en tient au résumé, vous
trompez le lecteur car vous savez bien que ce n'est pas du tout le
genre de roman qu'attend le lecteur d'aventures maritimes moyen.
Offrez
ce livre à votre enfant qui a l'habitude des romans de mer de Jack
London ou Stevenson et il vous regardera comme une espèce de fou,
s'il ne vous en tient pas rigueur pour au moins les dix prochaines
années de sa vie.
Un
autre roman de Melville a connu un sort encore plus horrible, un
oubli quasi total et
apparemment définitif,
puisqu'il
s'est perpétué
à toutes les époques y compris la nôtre et
semble-t-il universellement (il
suffit de regarder son classement sur Amazon.com, Amazon.uk,
Amazon.fr, etc.).
C'est pourtant, selon moi et quelques autres, le meilleur roman, et
de loin, de l'auteur avec Moby Dick : il s'agit de Pierre
ou les Ambiguïtés.
Mais comme j'ai déjà longuement parlé des mérites et des défauts
de ce roman aussi étrange que remarquable dans cet article,
je n'en dirais pas beaucoup plus. Sachez tout de même que
l'intention (belle ironie) de Melville était de faire un roman qui
plairait au grand public et pour ça, l'auteur pensait écrire dans
la catégorie romance (et s'assurer ainsi un lectorat féminin qui
lui échappait en grande partie). Je laisse au lecteur
le soin de vérifier à quel point les espoirs lucratifs de ce pauvre
Melville étaient mal placés.
Je
voudrais parler un
peu plus longuement d'un
roman encore
moins connu, publié juste une dizaine d'années après celui de Melville, d'un auteur un peu moins connu, mais au moins
aussi remarquable
par son contenu
et certainement supérieur dans son écriture et son achèvement :
il s'agit de La
maison près du cimetière
de Le Fanu. Actuellement, il est en rupture de
stock
en langue anglaise, comme il a dû l'être durant l'essentiel de sa
carrière, peut-être légèrement mieux loti en France, assez
étonnamment, mais
ce n'est probablement dû qu'au hasard d'une réédition plus
récente.
Comme
Pierre, La Maison près du Cimetière (The house by the churchyard)
n'a jamais, à aucune époque, connu l'ombre d'une popularité. Son
éditeur de l'époque, ainsi que les éditeurs actuels, s'obstinent à
nous le vendre comme un roman à mystères (ou à énigmes) chez les
anglo-saxons et comme un roman fantastique gothique* chez les francophones. Or,
le seul passage fantastique de
ce roman imposant à tout égard,
puisqu'il
compte
tout de même plus
de
600 pages dans
l'édition française,
est un bref chapitre d'une douzaine
de pages, excellent certes, mais sans rapport avec la ligne centrale,
ou plutôt les lignes centrales du
roman et qui peinera à justifier l'appellation qu'il a reçue pour
ces neuf lecteurs sur dix dont je parlais. Des mystères, le livre en
compte bien quelques-uns, des meurtres ou des morts inexpliquées,
mais ils n'occupent qu'une faible partie du roman, et surtout ils
donnent l'impression désagréable, si vous êtes amateur de ce type
d'histoires, de se situer plutôt à la périphérie qu'au centre de
l'ouvrage.
Alors comment l'appeler ?
Roman historique (car il se passe dans l'Irlande du XVIIIème s et Le
Fanu l'a écrit en 1863) ?
Douteux : les
allusions à l'Histoire avec
un grand H
sont trop
faibles. Roman d'aventures ? Roman épique ? Beaucoup trop
de dialogues et de scènes lentes,
sentimentales
ou descriptives. Mélodrame ?
On rit beaucoup plus qu'on ne pleure dans ce roman. Pour
prendre un seul exemple : un des climax du roman, un duel, au
lieu de déboucher sur l'événement tragique qu'on attend, se révèle
en fait une des scènes les plus hilarantes du livre. Un roman
comique ou satirique. Ach ! Damn ! C'est pas ça non plus.
Personnellement,
faute de mieux, je le classerais dans les romans tragicomiques avec
énigmes et un fantôme en
prime (très
fugitif le fantôme, comme j'ai dit, mais d'une espèce très
rare et franchement répugnante).
Le problème est que cette catégorie n'existe pas, du moins pour les
romans. Je ne peux, pour l'ambiance générale, que le comparer en
fait aux tragicomédies de Shakespeare, qui, d'évidence,
tirent plus vers la comédie que vers la tragédie, disons un mélange
de la Nuit des
Rois
et du Songe
d'une Nuit d'été.
Mais bon, entre une pièce de théâtre et un roman de cette épaisseur,
il y a tout un monde !
Lorsque
j'ai lu ce roman, le seul écrivain auquel j'ai pensé à plusieurs
reprises a été Joyce et
son Ulysse,
que j'avais dû lire, partiellement, peu de temps auparavant. Et j'ai
eu plus tard la confirmation que mon impression était juste en
apprenant que Joyce avait reconnu l'influence de Le Fanu et de ce
roman en particulier sur … Finnegan's
wake,
ce délire verbal et cérébral. Comme vous le devinez, je suis un
lecteur peu fanatique de Joyce, en particulier de son dernier livre
cité, mais les chapitres du roman de Le Fanu qui m'y ont fait penser
sont vraiment délectables, eux :
probablement parmi les dialogues et monologues les plus drôles et
les plus débridés que j'ai lus, toutes catégories confondues.
Naturellement,
sur ce, j'invite tout lecteur de cet article à essayer de se
faire une idée
par lui-même et de lire de bout en bout La Maison près du
Cimetière, qui le mérite bien selon
moi,
mais sans grand espoir...
* Il faut tout de même reconnaître à l'éditeur français une certraine honnêteté qui change de l'habitude : dans sa dernière présentation du roman de Le Fanu, il ne tente guère de le faire rentrer dans une case prédéfinie, forcément trop petite pour lui. Mais quand on voit le classement du livre, on peut se dire que l'honnêteté ne paie pas (c'est l'autre mauvais côté de l'alternative).
* Il faut tout de même reconnaître à l'éditeur français une certraine honnêteté qui change de l'habitude : dans sa dernière présentation du roman de Le Fanu, il ne tente guère de le faire rentrer dans une case prédéfinie, forcément trop petite pour lui. Mais quand on voit le classement du livre, on peut se dire que l'honnêteté ne paie pas (c'est l'autre mauvais côté de l'alternative).
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