mardi 27 septembre 2016

Avoir ou ne pas avoir de lecteurs : un problème de catégories ?

   Tout éditeur et tout écrivain sait, ou devrait savoir, que neuf lecteurs sur dix achèteront un livre en raison principalement, sinon uniquement, de sa catégorie. Le nom de l'auteur, sauf si vendeur reconnu de best-sellers, le titre le l'ouvrage, sans même parler de sa qualité littéraire n'ont guère d'importance pour ce type de lecteurs. Bien sûr, la qualité de l'histoire et de l'écriture finiront par intervenir à long terme pour débrouiller le bon grain de l'ivraie. Mais si votre livre n'est pas dans la bonne catégorie, rien de cela ne risque d'arriver, puisqu'il ne sera ni acheté ni même lu, peu importe sa qualité, si extraordinaire soit-elle.

   Parmi ce groupe de lecteurs, que personnellement donc j'évalue à 90 % du lectorat total, les fans de thrillers achèteront des thrillers, les fans de SF des livres de SF, les fans de romans sentimentaux des romances, etc.

    Tout ça est presque une évidence et ne souffre guère la discussion, hormis les chiffres qu'on peut toujours affiner.

   Néanmoins, ce comportement a entraîné et entraîne vraisemblablement toujours des ratés spectaculaires dans le monde de l'édition.

   Imaginez que vous soyez éditeur et que vous receviez par la Poste, ou plus probablement de nos jours par e-mail, un roman formidable mais qui n'appartient à aucune catégorie de façon évidente (même le mainstream est une sorte de catégorie, qui se partage avec le classique une autre variété de "lecteurs", celle qui remplit sa bibliothèque de livres qu'ils ne lisent jamais, un peu comme on remplit son salon de toiles de grands maîtres qu'on ne regarde jamais). Vous avez une déplorable alternative : soit vous forcez le livre dans une des catégories dont vous disposez et vous trompez le lecteur, ce qui a généralement pour résultat de le mettre de très mauvaise humeur, ce qui a des conséquences futures fort néfastes pour votre petit commerce, soit vous vous résignez à la triste réalité et vous le mettez dans les inclassables et vous pouvez être sûr que les lecteurs vont se compter sur les doigts des mains, hormis le cas où l'auteur serait déjà multi primé et auteur de nombreux best-sellers (et encore, pas sûr que ça marche bien longtemps pour la raison que je viens d'indiquer plus haut).

    L'histoire littéraire a plusieurs exemples fameux de ces livres absolument impopulaires alors que leur qualité ou leur intérêt est extraordinaire dans le sens le plus strict.

   Je pourrais parler de Moby Dick. Bien sûr, aujourd'hui, il s'agit d'un classique des plus lus et appréciés, enfin théoriquement, car il fait bien sûr partie de la plupart des bibliothèques d'apparat dont je parlais tout à l'heure. Et bien sûr, plus grand monde ne doute que ce soit un des chefs-d'œuvre de la littérature. Mais à l'époque de sa publication, Moby Dick et son auteur ont souffert d'un bide monumental (puisque c'est un monument). Problème évident de catégorie. Si vous mettez ce roman dans la catégorie aventure maritime, comme cela a été fait, et bien que ce ne soit pas faux si on s'en tient au résumé, vous trompez le lecteur car vous savez bien que ce n'est pas du tout le genre de roman qu'attend le lecteur d'aventures maritimes moyen. Offrez ce livre à votre enfant qui a l'habitude des romans de mer de Jack London ou Stevenson et il vous regardera comme une espèce de fou, s'il ne vous en tient pas rigueur pour au moins les dix prochaines années de sa vie.

   Un autre roman de Melville a connu un sort encore plus horrible, un oubli quasi total et apparemment définitif, puisqu'il s'est perpétué à toutes les époques y compris la nôtre et semble-t-il universellement (il suffit de regarder son classement sur Amazon.com, Amazon.uk, Amazon.fr, etc.). C'est pourtant, selon moi et quelques autres, le meilleur roman, et de loin, de l'auteur avec Moby Dick : il s'agit de Pierre ou les Ambiguïtés. Mais comme j'ai déjà longuement parlé des mérites et des défauts de ce roman aussi étrange que remarquable dans cet article, je n'en dirais pas beaucoup plus. Sachez tout de même que l'intention (belle ironie) de Melville était de faire un roman qui plairait au grand public et pour ça, l'auteur pensait écrire dans la catégorie romance (et s'assurer ainsi un lectorat féminin qui lui échappait en grande partie). Je laisse au lecteur le soin de vérifier à quel point les espoirs lucratifs de ce pauvre Melville étaient mal placés.

   Je voudrais parler un peu plus longuement d'un roman encore moins connu, publié juste une dizaine d'années après celui de Melville, d'un auteur un peu moins connu, mais au moins aussi remarquable par son contenu et certainement supérieur dans son écriture et son achèvement : il s'agit de La maison près du cimetière de Le Fanu. Actuellement, il est en rupture de stock en langue anglaise, comme il a dû l'être durant l'essentiel de sa carrière, peut-être légèrement mieux loti en France, assez étonnamment, mais ce n'est probablement dû qu'au hasard d'une réédition plus récente.

   Comme Pierre, La Maison près du Cimetière (The house by the churchyard) n'a jamais, à aucune époque, connu l'ombre d'une popularité. Son éditeur de l'époque, ainsi que les éditeurs actuels, s'obstinent à nous le vendre comme un roman à mystères (ou à énigmes) chez les anglo-saxons et comme un roman fantastique gothique* chez les francophones. Or, le seul passage fantastique de ce roman imposant à tout égard, puisqu'il compte tout de même plus de 600 pages dans l'édition française, est un bref chapitre d'une douzaine de pages, excellent certes, mais sans rapport avec la ligne centrale, ou plutôt les lignes centrales du roman et qui peinera à justifier l'appellation qu'il a reçue pour ces neuf lecteurs sur dix dont je parlais. Des mystères, le livre en compte bien quelques-uns, des meurtres ou des morts inexpliquées, mais ils n'occupent qu'une faible partie du roman, et surtout ils donnent l'impression désagréable, si vous êtes amateur de ce type d'histoires, de se situer plutôt à la périphérie qu'au centre de l'ouvrage. Alors comment l'appeler ? Roman historique (car il se passe dans l'Irlande du XVIIIème s et Le Fanu l'a écrit en 1863) ? Douteux : les allusions à l'Histoire avec un grand H sont trop faibles. Roman d'aventures ? Roman épique ? Beaucoup trop de dialogues et de scènes lentes, sentimentales ou descriptives. Mélodrame ? On rit beaucoup plus qu'on ne pleure dans ce roman. Pour prendre un seul exemple : un des climax du roman, un duel, au lieu de déboucher sur l'événement tragique qu'on attend, se révèle en fait une des scènes les plus hilarantes du livre. Un roman comique ou satirique. Ach ! Damn ! C'est pas ça non plus.

   Personnellement, faute de mieux, je le classerais dans les romans tragicomiques avec énigmes et un fantôme en prime (très fugitif le fantôme, comme j'ai dit, mais d'une espèce très rare et franchement répugnante). Le problème est que cette catégorie n'existe pas, du moins pour les romans. Je ne peux, pour l'ambiance générale, que le comparer en fait aux tragicomédies de Shakespeare, qui, d'évidence, tirent plus vers la comédie que vers la tragédie, disons un mélange de la Nuit des Rois et du Songe d'une Nuit d'été. Mais bon, entre une pièce de théâtre et un roman de cette épaisseur, il y a tout un monde !

   Lorsque j'ai lu ce roman, le seul écrivain auquel j'ai pensé à plusieurs reprises a été Joyce et son Ulysse, que j'avais dû lire, partiellement, peu de temps auparavant. Et j'ai eu plus tard la confirmation que mon impression était juste en apprenant que Joyce avait reconnu l'influence de Le Fanu et de ce roman en particulier sur … Finnegan's wake, ce délire verbal et cérébral. Comme vous le devinez, je suis un lecteur peu fanatique de Joyce, en particulier de son dernier livre cité, mais les chapitres du roman de Le Fanu qui m'y ont fait penser sont vraiment délectables, eux : probablement parmi les dialogues et monologues les plus drôles et les plus débridés que j'ai lus, toutes catégories confondues.

   Naturellement, sur ce, j'invite tout lecteur de cet article à essayer de se faire une idée par lui-même et de lire de bout en bout La Maison près du Cimetière, qui le mérite bien selon moi, mais sans grand espoir...

* Il faut tout de même reconnaître à l'éditeur français une certraine honnêteté qui change de l'habitude : dans sa dernière présentation du roman de Le Fanu, il ne tente guère de le faire rentrer dans une case prédéfinie, forcément trop petite pour lui. Mais quand on voit le classement du livre, on peut  se dire que l'honnêteté ne paie pas (c'est l'autre mauvais côté de l'alternative).

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