Non,
le titre ci-dessus ne comporte aucune faute de grammaire.
La Méthode
scientifique moderne a été un long processus qui s’est finalement cristallisé
au cours du Moyen-âge européen, l’âge des ténèbres comme disent les
demi-savants, sous l’égide d’une poignée de moines, de vrais savants eux, au
premier plan desquels Thomas d’Aquin et Roger Bacon, eux-mêmes inspirés par les
savants grecs et possiblement arabes (Ibn Rochd alias Averroès par exemple). On peut dire qu’ils ont préparé le terrain à la science telle
qu’elle s’est pratiquée jusqu’à nos jours. Leur but était de découvrir les mécanismes
naturels régissant l’univers, les lois générales, les causes premières et leurs
effets, au moyen de l’observation rigoureuse, éventuellement de
l’expérimentation puis de la déduction logique. Et cette méthode s’est révélée
particulièrement fructueuse pour percer nombre de secrets de la physique ou de
la chimie parce qu’il se trouve qu’en effet les mécanismes de l’univers sont
régies par des relations mathématiques relativement peu nombreuses et qui ne
changent ni dans l’espace ni dans le temps. Mais une raison primordiale du
succès de la Méthode scientifique dans les domaines cités qu’on oublie souvent
est que les interactions entre les objets étudiés y sont relativement peu
nombreuses. Avec deux corps, on peut décrire très précisément l’état des forces
et des objets en présence, calculer leurs trajectoires à n’importe quel instant,
déduire leur devenir et leur passé. Avec trois corps, seuls les meilleurs
mathématiciens du monde peuvent arriver à calculer une solution et encore
celle-ci est inutilisable dans la pratique cat il faudrait une éternité pour
arriver à une solution, ou bien ils arrivent à des solutions pratiques mais
uniquement en posant une série de conditions bien particulières et bien
arrangeantes. À partir de cinq, on peut estimer qu’il n’y a plus de solution du
tout, ou en supposant des conditions exceptionnelles qui se retrouvent peu dans
la nature. On voit que plus on va vers la complexité, plus le calcul exact des
effets devient hors d’atteinte. On ne peut plus alors parler de lois ou
d’équations réglant les effets sur les différents corps qu’avec des pincettes,
et en indiquant les marges d’erreur quand on peut encore les calculer. Bref, on
rentre dans le domaine de la probabilité et cette probabilité n’est pas
toujours supérieure à 8 contre 2, ce qui n’est pas si bon. On entre dans le
domaine de la biologie.
Néanmoins,
la Méthode scientifique reste toujours pertinente dans ce domaine, surtout en
biochimie. On peut observer, on peut faire des expériences (pas toujours mais
souvent) et on peut faire des déductions avec souvent une très bonne
probabilité même si ces résultats n’auront jamais l’autorité indiscutée d’une
solution mathématique. Les domaines où la Méthode commence à être vraiment
discutable et parfois nuisible sont les domaines situés dans la zone grise, à
l’intersection de la science et de l’art, comme la médecine, l’agronomie, la
climatologie ou la police dite scientifique. Au-delà, elle est entièrement
inutile et propice à toutes les aberrations de la pensée. C’est pourquoi,
naturellement, instinctivement pourrait-on dire, car on avait encore de l'instinct à cette époque, les savants et philosophes des
temps anciens n’appliquaient jamais cette méthode à tout ce qui touche
l’humain. La complexité devient bien trop élevée, irréductible, absolument hors
d’atteinte, les interactions devenant en pratique infinies.
Il n’y
a donc aucun sens à appliquer la méthode scientifique aux sciences humaines et
pourtant l’homme l’a fait, sans surprise, puisqu’on peut être sûr qu’il fera un
jour ou l’autre tout ce qui est à portée de son imagination. Les premiers à
avoir commis cette perversion de l’esprit de la méthode sont des philosophes
allemands. Même la Critique de la Raison Pure de Kant, bien que concluant
finalement que la Méthode scientifique est inutilisable dans la plupart des
domaines d’études (Kant le dit évidement autrement, ou ce ne serait pas un
philosophe allemand) est un exemple fascinant de l’utilisation dévoyée de la
méthode : il lui faut en effet utiliser la Méthode scientifique et deux
cent mille mots pour dire ce qu’il aurait pu intuitivement formuler en vingt.
Même la
littérature qui traite fondamentalement du rapport d’un esprit particulier avec
le monde, et qui doit donc gérer un million, un milliard, une infinité
d’interactions, n’a pas échappé à cette présomption délirante. On pourrait
croire qu’ils se seraient contentés d’appliquer la Méthode où elle a sa place :
lois de la grammaire de la syntaxe ou de la phonétique. Mais ils ne se sont pas
arrêtés là. Une bonne partie de l’enseignement des grands auteurs laisse croire
aux élèves que les textes sont essentiellement des sortes de rebus mystérieux qu’on
peut et doit résoudre par l’examen minutieux et la logique. Dans ce cadre de
pensée, le hors-texte devient l’essentiel car il est beaucoup plus facile de
raisonner selon la méthode « scientifique » sur du hors-texte pour la
première raison qu’on est libre d’y mettre tout ce qui ira dans le sens de la démonstration et de ne pas voir tout ce
qui pourrait aller à l’encontre et la seconde qui est que ce commentaire est
précisément fait pour la Méthode. L’objectif est donc de construire un corpus
de gloses diverses autour du livre qui lui sera analysable et déductible
logiquement. On en est arrivé à un point où pour certains commentateurs
académiques, universitaires ou pas, le seul texte qui vaille en littérature est
l’immense masse de spéculations généralement invérifiables dont ces
messieurs-dames ont cerné, serré, étranglé le véritable texte. Cela me fait
songer à ces mathématiciens et autres physiciens naïfs qui, tout éblouis par la
splendeur de l’échafaudage conceptuel qu’ils ont construits autour des objets
réels afin de les décrire, de les mesurer avec une précision toujours plus
grande, finissent par ne plus voir que cela, par prendre le simulacre pour
l’objet. Ils ne réalisent plus que cet échafaudage, aussi élégant soit-il (les
scientifiques adorent ce mot, je ne sais pas pourquoi), aussi utile et
grandiose soit-il, n’est justement que cela.
Que
l’auteur ait laissé des blancs dans son texte est une certitude mais les
commentateurs sans vergogne s’y engouffrent en estimant que c’est leur devoir
de révéler ces blancs comme s’il s’agissait d’une encre sympathique. En fait,
c’est un contre-sens. Aussi incroyable que ça semble, quand un grand auteur (si
on étudie un auteur, c’est une façon d’admettre qu’il est grand, donc talentueux
et compétent d’une façon très supérieure à la moyenne, y compris celle des
universitaires qui l’étudient) laisse des blancs, c’est pour qu’ils restent
blancs. Ou disons-le autrement, pour que le lecteur individuel les remplisse,
les investisse, non pas avec sa raison raisonnante mais avec tout son être. Si
l’auteur a laissé des blancs, ce n’est pas pour que des cuistres les noircissent
de leur considérations, aussi élégantes ou intelligentes puissent-elles être.
Faire cela, c’est de la présomption, c’est même de l’usurpation. Le grand
écrivain connaît mieux que personne son livre, y compris celui ou celle qui
passera quarante année de sa vie à décrypter son livre avec loupe et peigne fin.
C’est bien normal, ce livre, comme le dit Flaubert plus comiquement, c’est lui.
Il sait donc mieux que quiconque ce qui doit être dit et ce qui doit rester tu.
Au mieux le commentateur du hors texte sera bénin ; au pire, il sera nocif.
Mais il sera toujours à côté de la plaque.
Naturellement
ce trouble profond né de l’ignorance de ses propres limites (et ce n’est
pourtant pas faute d’avoir été averti) ne s’est pas arrêté aux commentateurs,
universitaires, critiques et autres. Il a bien évidement déteint sur les
écrivains eux-mêmes. Stupéfiant le nombre d’écrivains, de vrais auteurs
pourtant, ou qui l’ont été, qui finissent par prendre le hors texte pour
l’essence même de leur livre et n’écrivent en fait plus que des commentaires du
livre qu’ils auraient dû écrire et qu’ils n’ont pas écrit (ce détail leur
échappe aussi).
Je veux
prendre un exemple illustre de ce que j’avance avant de terminer. Un seul
suffit. Et je vais donc choisir le plus grand écrivain de la seconde moitié du
vingtième siècle, au moins pour le potentiel, pour les forces déployées, et
peut-être même, j’hésite encore, pour ses réels succès littéraires. Je vais
donc parler de Gene Wolfe. Vous me direz qu’il n’est pas si illustre que ça.
C’est vrai : disons que je fais un pari sur la postérité mais un des paris sur le futur les plus faciles à gagner que j’ai fait dans ma vie, tant il dépasse ses
collègues de la tête et même parfois des épaules. Pour ce qui est de la
célébrité ou de la reconnaissance, il est évident que son principal tort aura
été d’œuvrer dans la science-fiction et le fantastique, deux genres réservés
jusqu’à récemment, en dehors de quelques très rares exceptions, aux demi-portions
littéraires, aux auteurs pour rire. Mais pour ce qui est de l’aboutissement
proprement littéraire, sa principale erreur aura été finalement de prendre le
hors texte pour la question principale. Il s’est progressivement laissé
embrigader dans la mouvance générale. Au début de sa carrière ou disons un peu
avant le milieu, il écrivait des textes absolument remarquables, mais toujours
énigmatiques. Son roman La Cinquième Tête De Cerbère, par exemple, est un
puzzle d’une ingéniosité considérable — aucune raison d’en douter — un peu
comme le second Alice de Lewis Carroll, mais à la puissance quatre. Le piège,
c’est que la beauté de ce livre ne vient pas plus de ce gigantesque puzzle que
celle d’Alice ne vient de la partie d’échecs. Les adeptes de la Méthode sont
persuadés que c’est en résolvant la partie d’échec ou le puzzle de quatre-vingt
mille pièces de Wolfe qu’ils comprendront le texte. C’est une erreur. À la
limite, j’oserai même dire que leur résolution n’a aucun intérêt. Il est
possible en fait qu’il n’y ait aucune solution logiquement satisfaisante et
cela ne changerait rien. La vérité dans la littérature n’a jamais été dans la
logique. Elle se trouve dans sa poésie. Pas la poésie qui nous parle des
petites fleurs et des gentils oiseaux, simples ornements dans un coin du
tableau, mais cette musique qu’on ne peut entendre avec les oreilles et qui
connecte un esprit à un autre. Et la poésie, comme dit Lautréamont qui s’y
connaissait, est affaire de tous. De tous les phénomènes physiques ou
métaphysiques se produisant à travers l’âme humaine : instinct, sens, sensibilité,
imagination, mémoire, raisonnement, expérience, rêve. Jamais par un.