lundi 21 avril 2025

Georges De La Tour 1593-1652 : peintre du mystère

 

Le vielleur de face


Ici, je pense bien sûr au mystère chrétien, mais aussi à peu près tous les autres sens qu’on peut donner à ce mot. Dans le sens "secret et mal connu" par exemple, je ne crois pas qu’il y ait un peintre plus mystérieux dans notre civilisation européenne, même pas Uccello. Et c’est un fait très surprenant car La Tour, loin d’avoir été un artiste maudit de son vivant, ou même au succès d’estime comme on dit, a été très largement reconnu aussi bien par le grand public, c’est-à-dire à l’époque la bourgeoisie locale, que par les plus hautes éminences de Lorraine ou de France : le duc de Lorraine, le roi de France (Louis XIII) à coup sûr et probablement Richelieu possédaient des toiles de ce peintre. Ainsi, La Tour a reçu le titre de peintre ordinaire du roi de France. Sa popularité est si grande alors qu’il est copié abondamment et que ces copies (qui ne sont pas des faux, c’est une pratique normale destinée à permettre aux bourses plus modestes d’acquérir des toiles d’un peintre réputé, la signature, le talent et l’originalité en moins) ou ces imitations sont dites « à la façon La Tour ». On connaît par exemple actuellement dix copies différentes du tableau Saint-Sébastien soigné par Irène dont on sait que l’original appartenait à Louis XIII et l’on n’a toujours pas retrouvé le modèle, celui de la main de La Tour. Pourtant, en quelques années ou quelques décennies au plus après sa mort, son nom va complètement disparaître et tous ses tableaux, même les rares qu’il a signés, seront attribués à des peintres en vogue, fameux ou pas.

Le destin personnel de La Tour est un mystère. Un mystère à rebours de celui de Jésus Christ qu’il a peint au moins trois fois, si discrètement que bien des spectateurs l’oublient, et de bien d’autres grands hommes où la mort sert en principe de révélation ou de consécration. Il faut réaliser qu’on ne possède encore aujourd’hui, malgré de très importants travaux de recherche par les historiens et collectionneurs d’art, aucune pièce de lui, aucune relique si vous voulez, rien, absolument rien hormis quelques poignées de tableaux dont l’attribution n’est plus contestée. Pas une lettre, pas un objet, pas une maison lui ayant appartenu, pas même sa tombe. Le peu que l’on sait de lui nous vient de rapports officiels évidemment très succincts, généralement à charge ou au mieux neutres et de toute façon rares. Toute sa reconnaissance posthume, qui a commencé en 1915 grâce à un Allemand, Hermann Voss, de toute évidence bien meilleur observateur que ses collègues, a tenu donc uniquement à son œuvre picturale. Sa résurrection officielle peut-on dire a eu lieu au début durant les années soixante, début des années soixante-dix, avec tout un lot d’expositions qui lui sont consacrées dans divers coins du monde. Il aura passé trois siècles au purgatoire de la postérité, ce qui ne doit pas être loin d’un record.

Rixe de musiciens (détail): comment a-t-il fait poser les "acteurs" est un mystère

La personnalité de La Tour est mystérieuse. Les sujets de ses toiles, leur traitement si particulier, semblent indiquer un goût pour les humbles, les démunis, voire les miséreux, un esprit charitable ou tout au moins compatissant, une aspiration puissante vers le dénuement, le perfectionnement moral, la solitude érémitique, la sainteté chrétienne. Mais les quelques documents officiels qui nous sont arrivés le montrent pratiquement à l’inverse de ce portrait édifiant. Naturellement, ces pièces étant très limitées et venant possiblement d’ennemis ou de voisins jaloux, elles ne valent pas preuve mais il est tout de même étrange que la plupart convergent pour nous présenter un homme dur sur l’homme et dur en affaires, un vrai hobereau de province imbu de son statut et soucieux de maintenir ses privilèges. De plus, sa trajectoire sociale confirme l’idée que La Tour était un ambitieux, peut-être même ce qu’on appelle un arriviste, et pas seulement en art. Ce fils de boulangers, aussi bien du côté maternel que paternel, aura tout de même réussi à épouser une femme de la noblesse, nettement plus âgée que lui, ce qui pour l’époque ne devait pas être très courant. Il sera d’ailleurs anobli grâce à ce mariage. Et on sait par ces enregistrements officiels qu’il n’a eu de cesse d’accumuler les distinctions propres à augmenter sa position sociale, sa réputation et la fortune familiale (qui au départ devait très largement être celle de sa femme). Tout cela cadre très mal, c’est le moins qu’on puisse dire, avec l’extraordinaire épure, la profondeur métaphysique de son art.

L’œuvre de La Tour est un mystère. Il est particulièrement difficile et risqué d’établir une chronologie de ses œuvres à partir des maigres informations qu’il a laissées. En effet, outre qu’il signait rarement ses tableaux, il les datait encore moins souvent. Un esprit simple comme moi pourrait théoriser — et d’autres l’ont fait ! — que plus La Tour vieillit, plus il va vers un fondu au noir : du jour divers et coloré de la jeunesse vers le crépuscule monochrome précédant la mort en quelques sortes. Mais quoique cette piste soit sans doute la meilleure qu’on ait, elle est contredite par plusieurs œuvres, telles que L’argent versé pour une fois portant une date, difficile à lire certes mais probablement de 1624, qui par le fait que ce soit un nocturne typique, avec son éclairage à la bougie, devrait figurer à la fin de sa carrière, ou Le reniement de saint-Pierre, de 1650, soit juste deux ans au plus avant sa mort, qui au contraire présente des maladresses qu’on croirait de jeunesse. Vous me direz que ça ne fait que deux contre-exemples. Oui, mais deux contre-exemples sur trois tableaux datés en tout et pour tout ! Voilà qui commence mal pour établir une si belle théorie ! Une seconde théorie censée justifier la première est que son fils (l’un de ceux qui ont survécu aux maladies infantiles) aurait peint les parties les plus faibles dans ses dernière œuvres. Pourquoi pas mais l’usage d’apprentis, d’aides était courant et en fait général chez les peintres réputés de l’époque et ça n’impliquait pas une baisse de qualité, le maître choisissant la composition de départ et se réservant la touche finale, celle qui compte vraiment. Ce qui est particulièrement gênant dans le cas de La Tour est que la réalisation peut être très inégale dans un même tableau ; alors quel est le vrai ? Celui qui peint comme à son apogée ou celui qui semble maladroit comme à ses débuts ? D’ailleurs, même cette maladresse caractéristique de la jeunesse n’est pas un critère bien sûr : les deux vieillards (voir La paysanne ci-dessous) unanimement rangés par la critique dans ses premières années ne me semblent pas présenter de maladresses et révèlent en revanche un sens du volume « cubique » qu’on attribue à sa phase ultime. En effet, une autre façon de dater l’œuvre de l’artiste est d’y trouver une évolution stylistique qui irait du réalisme brut, avec une attention particulière sur le rendu des matières, un déploiement de textures et de couleurs, vers une stylisation géométrique de plus en plus grande, une simplicité tendant vers l’épure, où les personnages semblent sculptés dans l’ombre et la lumière, où les matières puis les couleurs et enfin la lumière elle-même semblent disparaître dans un grand fondu au noir. L’aboutissement ultime est alors le Saint Jean-Baptiste dans le désert où l’on ne distingue pratiquement plus rien exceptées quelques lueurs pâles. Pour ajouter aux problèmes, La Tour avait l’habitude et je crois bien le goût de la redite, comme la plupart des perfectionnistes. En gros, il se copiait lui-même en effectuant de petites variations/améliorations parfois si infimes qu’on pourrait en faire sans peine un jeu des sept erreurs : Le tricheur (voir plus bas) en est l’illustration la plus fameuse mais Saint-Sébastien pleuré par Irène (à ne pas confondre avec Saint-Sébastien soigné par Irène dont la ou les versions originales ont probablement toutes disparues) est encore plus étrange à cet égard car hormis le voile bleu vif (voir plus bas) de l’une et presque noir de l’autre, on a bien du mal à trouver une différence.

Le tricheur à l'as de trèfle, sans doute antérieur au tricheur à l'as de carreau: trouver les différences

Pour finir, je voudrais célébrer ce génie de la peinture par une de ses forces qu’on pense le moins à louer, à savoir qu’il est un coloriste extraordinairement subtil. Par subtil, j’entends qu’il arrive à des combinaisons de couleurs (et de matières) incroyablement sensuelles, qui font vraiment plaisir aux yeux, avec une palette très réduite et souvent dénuée de couleur vive, à l’exception toutefois du rouge sang. Naturellement, on trouve de ces exemples plus facilement dans ses scènes diurnes que dans ses nocturnes. Voici mes préférés, avec quelques commentaires :



Détail du tableau intitulé (par les critiques d'art, pas par le peintre qui ne donnait pas plus de titre à ces œuvres qu'il ne les datait) Apparition de l'ange à Joseph. L'interprétation de la scène est probablement juste. Il est évident que le modèle ayant servi à peindre l'ange,  est une fillette, très certainement une des filles du couple La Tour. Elle est très vraisemblablement morte dans l'une des épidémies qui ont emporté presque toute sa famille, le peintre et sa femme y compris. La magie, ou le miracle de l'apparition si vous voulez, vient entièrement de l'éclairage. Aucun effet spécial. Aucun accessoire de théâtre nécessaire. Dommage que ma photo ne soit pas très bonne.



Détail du tableau intitulé la Paysanne, réputé comme un des premiers tableaux de La Tour, bien que j'aie peine à voir autre chose que l'excellence et la maîtrise de son art, malgré la simplicité du sujet. Son pendant, le Paysan, n'est d'ailleurs guère moins impressionnant.



Détail du Tricheur à l'as de trèfle, présenté en intégralité un peu avant. Bien que dans l'esprit, je trouve que son successeur à l'as de carreau est supérieur, je préfère celui-ci dans la forme, précisément pour la raison que j'ai donnée plus haut.



Détail des joueurs de dé. Un de ces portraits de second plan qui font le charme de bien des tableaux des maîtres du Moyen-âge et de la Renaissance.



Le vielleur de profil. La richesse des matières et et la la subtilité des accords de couleur est ici un sommet de l'art pictural, de même d'ailleurs que dans la version du vielleur suivante.



Détail du vielleur de face. Comme morceau de peinture, c'est un must see mais le bonhomme qui a servi à ce chef d'œuvre est un vieillard édenté, aux vêtement sales et rappés, bien plus miséreux que celui du dessus. C'est aussi un de ses portraits les plus émouvants (voir le tableau intégral plus haut).



Détail de la Madeleine aux deux flammes. Bizarrement, La Tour a toujours représenté Madeleine comme une bourgeoise, ou disons une ancienne bourgeoise, avec des signes extérieurs de richesse volontairement inclus dans la scène comme ce très beau miroir. Bizarrement car Madeleine est réputée le plus souvent être une ancienne prostituée. Je serais très curieux de savoir quel modèle il a utilisé car il est flagrant que celui qu'il a fait poser pour toute la série des Madeleine (on en connaît cinq ou six variantes et il en a peint certainement davantage) est une seule et même femme.



Détail du Nouveau-né. Le nouveau-né en question est identifié sans contestation comme le bébé Jésus. Mais rien dans le tableau ne le différencie d'un bébé ordinaire, ni sa mère ni sa grand-mère. Je suspecte La Tour d'avoir utilisé sa femme, une de ses filles et son premier-né, son petit-fils donc (ou sa petite fille, allez savoir!) comme modèles de cette scène. Son interprétation de la naissance "miraculeuse" du Christ me convient évidemment, comme vous pouvez le lire ici.



Détail de la femme à la puce. Sans doute une servante à en juger par l'absence de bijoux. Le seul nu que Latour a peint, du moins parmi les tableaux qu'on connaît.



Détail de Saint-Sébastien pleuré par Irène (celle qui est agenouillée et dont on ne voit pas le visage sur ma photo). C'est le plus simple, le plus épuré, le plus géométrique et selon moi le plus émouvant des tableaux de La Tour. Mais on regrette un peu la virtuosité dans le rendu des traits, des matières et des couleurs dans ce qui est probablement -- pas de date pour le confirmer -- une de ses dernières œuvres.