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Le vielleur de face |
Ici, je pense bien sûr au mystère chrétien, mais aussi à peu
près tous les autres sens qu’on peut donner à ce mot. Dans le sens "secret et mal connu" par exemple, je ne crois pas qu’il y ait un
peintre plus mystérieux dans notre civilisation européenne, même pas Uccello.
Et c’est un fait très surprenant car La Tour, loin d’avoir été un artiste
maudit de son vivant, ou même au succès d’estime comme on dit, a été très
largement reconnu aussi bien par le grand public, c’est-à-dire à l’époque la
bourgeoisie locale, que par les plus hautes éminences de Lorraine ou de
France : le duc de Lorraine, le roi de France (Louis XIII) à coup sûr et
probablement Richelieu possédaient des toiles de ce peintre. Ainsi, La Tour a
reçu le titre de peintre ordinaire du roi de France. Sa popularité est si
grande alors qu’il est copié abondamment et que ces copies (qui ne sont pas des
faux, c’est une pratique normale destinée à permettre aux bourses plus modestes
d’acquérir des toiles d’un peintre réputé, la signature, le talent et l’originalité
en moins) ou ces imitations sont dites « à la façon La Tour ». On
connaît par exemple actuellement dix copies différentes du tableau Saint-Sébastien
soigné par Irène dont on sait que l’original appartenait à Louis XIII et
l’on n’a toujours pas retrouvé le modèle, celui de la main de La Tour.
Pourtant, en quelques années ou quelques décennies au plus après sa mort, son
nom va complètement disparaître et tous ses tableaux, même les rares qu’il a
signés, seront attribués à des peintres en vogue, fameux ou pas.
Le destin personnel de La Tour est un mystère. Un mystère à
rebours de celui de Jésus Christ qu’il a peint au moins trois fois, si
discrètement que bien des spectateurs l’oublient, et de bien d’autres grands
hommes où la mort sert en principe de révélation ou de consécration. Il faut
réaliser qu’on ne possède encore aujourd’hui, malgré de très importants travaux
de recherche par les historiens et collectionneurs d’art, aucune pièce de lui,
aucune relique si vous voulez, rien, absolument rien hormis quelques poignées
de tableaux dont l’attribution n’est plus contestée. Pas une lettre, pas un
objet, pas une maison lui ayant appartenu, pas même sa tombe. Le peu que l’on
sait de lui nous vient de rapports officiels évidemment très succincts,
généralement à charge ou au mieux neutres et de toute façon rares. Toute sa
reconnaissance posthume, qui a commencé en 1915 grâce à un Allemand, Hermann
Voss, de toute évidence bien meilleur observateur que ses collègues, a tenu
donc uniquement à son œuvre picturale. Sa résurrection officielle peut-on dire
a eu lieu au début durant les années soixante, début des années soixante-dix,
avec tout un lot d’expositions qui lui sont consacrées dans divers coins du
monde. Il aura passé trois siècles au purgatoire de la postérité, ce qui ne
doit pas être loin d’un record.
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Rixe de musiciens (détail): comment a-t-il fait poser les "acteurs" est un mystère |
La personnalité de La Tour est mystérieuse. Les sujets de
ses toiles, leur traitement si particulier, semblent indiquer un goût pour les
humbles, les démunis, voire les miséreux, un esprit charitable ou tout au moins
compatissant, une aspiration puissante vers le dénuement, le perfectionnement
moral, la solitude érémitique, la sainteté chrétienne. Mais les quelques
documents officiels qui nous sont arrivés le montrent pratiquement à l’inverse
de ce portrait édifiant. Naturellement, ces pièces étant très limitées et
venant possiblement d’ennemis ou de voisins jaloux, elles ne valent pas preuve
mais il est tout de même étrange que la plupart convergent pour nous présenter
un homme dur sur l’homme et dur en affaires, un vrai hobereau de province imbu
de son statut et soucieux de maintenir ses privilèges. De plus, sa trajectoire
sociale confirme l’idée que La Tour était un ambitieux, peut-être même ce qu’on
appelle un arriviste, et pas seulement en art. Ce fils de boulangers, aussi
bien du côté maternel que paternel, aura tout de même réussi à épouser une
femme de la noblesse, nettement plus âgée que lui, ce qui pour l’époque ne
devait pas être très courant. Il sera d’ailleurs anobli grâce à ce mariage. Et
on sait par ces enregistrements officiels qu’il n’a eu de cesse d’accumuler les
distinctions propres à augmenter sa position sociale, sa réputation et la
fortune familiale (qui au départ devait très largement être celle de sa femme).
Tout cela cadre très mal, c’est le moins qu’on puisse dire, avec
l’extraordinaire épure, la profondeur métaphysique de son art.
L’œuvre de La Tour est un mystère. Il est particulièrement
difficile et risqué d’établir une chronologie de ses œuvres à partir des
maigres informations qu’il a laissées. En effet, outre qu’il signait rarement
ses tableaux, il les datait encore moins souvent. Un esprit simple comme moi pourrait
théoriser — et d’autres l’ont fait ! — que plus La Tour vieillit, plus il
va vers un fondu au noir : du jour divers et coloré de la jeunesse vers le
crépuscule monochrome précédant la mort en quelques sortes. Mais quoique cette
piste soit sans doute la meilleure qu’on ait, elle est contredite par plusieurs
œuvres, telles que L’argent versé pour une fois portant une date,
difficile à lire certes mais probablement de 1624, qui par le fait que ce soit
un nocturne typique, avec son éclairage à la bougie, devrait figurer à la fin
de sa carrière, ou Le reniement de saint-Pierre, de 1650, soit juste
deux ans au plus avant sa mort, qui au contraire présente des maladresses qu’on
croirait de jeunesse. Vous me direz que ça ne fait que deux contre-exemples.
Oui, mais deux contre-exemples sur trois tableaux datés en tout et pour tout !
Voilà qui commence mal pour établir une si belle théorie ! Une seconde
théorie censée justifier la première est que son fils (l’un de ceux qui ont
survécu aux maladies infantiles) aurait peint les parties les plus faibles dans
ses dernière œuvres. Pourquoi pas mais l’usage d’apprentis, d’aides était
courant et en fait général chez les peintres réputés de l’époque et ça
n’impliquait pas une baisse de qualité, le maître choisissant la composition de
départ et se réservant la touche finale, celle qui compte vraiment. Ce qui est
particulièrement gênant dans le cas de La Tour est que la réalisation peut être
très inégale dans un même tableau ; alors quel est le vrai ? Celui
qui peint comme à son apogée ou celui qui semble maladroit comme à ses
débuts ? D’ailleurs, même cette maladresse caractéristique de la jeunesse n’est
pas un critère bien sûr : les deux vieillards (voir La paysanne ci-dessous)
unanimement rangés par la critique dans ses premières années ne me semblent pas
présenter de maladresses et révèlent en revanche un sens du volume « cubique »
qu’on attribue à sa phase ultime. En effet, une autre façon de dater l’œuvre de
l’artiste est d’y trouver une évolution stylistique qui irait du réalisme brut,
avec une attention particulière sur le rendu des matières, un déploiement de
textures et de couleurs, vers une stylisation géométrique de plus en plus
grande, une simplicité tendant vers l’épure, où les personnages semblent
sculptés dans l’ombre et la lumière, où les matières puis les couleurs et enfin
la lumière elle-même semblent disparaître dans un grand fondu au noir.
L’aboutissement ultime est alors le Saint Jean-Baptiste dans le désert où
l’on ne distingue pratiquement plus rien exceptées quelques lueurs pâles. Pour
ajouter aux problèmes, La Tour avait l’habitude et je crois bien le goût de la
redite, comme la plupart des perfectionnistes. En gros, il se copiait lui-même
en effectuant de petites variations/améliorations parfois si infimes qu’on
pourrait en faire sans peine un jeu des sept erreurs : Le tricheur (voir plus bas) en
est l’illustration la plus fameuse mais Saint-Sébastien pleuré par Irène (à
ne pas confondre avec Saint-Sébastien soigné par Irène dont la ou les
versions originales ont probablement toutes disparues) est encore plus étrange
à cet égard car hormis le voile bleu vif (voir plus bas) de l’une et presque
noir de l’autre, on a bien du mal à trouver une différence.
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Le tricheur à l'as de trèfle, sans doute antérieur au tricheur à l'as de carreau: trouver les différences |
Pour finir, je voudrais célébrer ce génie de la peinture par une de ses forces qu’on pense le moins à louer, à savoir qu’il est un coloriste extraordinairement subtil. Par subtil, j’entends qu’il arrive à des combinaisons de couleurs (et de matières) incroyablement sensuelles, qui font vraiment plaisir aux yeux, avec une palette très réduite et souvent dénuée de couleur vive, à l’exception toutefois du rouge sang. Naturellement, on trouve de ces exemples plus facilement dans ses scènes diurnes que dans ses nocturnes. Voici mes préférés, avec quelques commentaires :
Détail du Nouveau-né. Le nouveau-né en question est identifié sans contestation comme le bébé Jésus. Mais rien dans le tableau ne le différencie d'un bébé ordinaire, ni sa mère ni sa grand-mère. Je suspecte La Tour d'avoir utilisé sa femme, une de ses filles et son premier-né, son petit-fils donc (ou sa petite fille, allez savoir!) comme modèles de cette scène. Son interprétation de la naissance "miraculeuse" du Christ me convient évidemment, comme vous pouvez le lire ici.