lundi 1 décembre 2025

Bons baisers de Russie 1 : voyage à l'ouest de l'Oural en 40 cartes postales

 


    Ne vous fiez pas trop à cette image là-haut; je n'aime pas les grandes villes aussi riches soient-elles et Moscou est vraiment une très riche et très grande ville. Sinon peut-être vue d'avion ou vue des toits comme ici. Dans ce carnet de voyage, vous ne trouverez donc guère de plans pittoresques de la capitale russe et de la seconde capitale, Piter (Saint-Pétersbourg en langue courante). Et comme en plus je n'aime pas les sites surchargés de touristes, vous ne verrez pas non plus la fameuse cathédrale en bois sur l'île de Kiji, mais comme vous avez déjà probablement vu ces plans mille fois, sans peut-être le savoir, ça ne devrait pas trop vous manquer.
    Dans cette première partie, je montre les régions à l'ouest de l'Oural avec mes commentaires forcément personnels et dans la seconde, vous avez deviné, je montrerai les terres de l'est de l'Oural, le grand orient russe.


     C'est parti!... Payahralé !

    Comme il est très difficile de ne pas commencer son voyage russe par Moscou, c'est donc par là que nous allons débuter avant de rallier bien vite des zones moins peuplées. D'ailleurs, soyons honnête, Moscou n'est pas la pire des mégalopoles. On trouve même un parc national de 17000 ha, exactement la taille de la forêt de Fontainebleau, avec élans, castors et pygargues (oui, comme celui qui sert de blason à l'ennemi américain) non pas aux portes mais encastré dans  la ville. Et il ne s'agit pas d'une fleur de rhétorique (comme de prétendre que Rambouillet ou Fontainebleau sont aux portes de Paris), puisqu'un tiers de la surface de ce parc est inclus dans les limites cadastrales de Moscou. Tirée d'un de mes précédents articles, voici une peinture du grand Savrassov représentant une vue de l'île aux élans (c'est le nom du parc):


    Bon, mais Moscou, c'est évidemment plutôt ça :

    


    Voici plus bas une autre vue du même centre moderne de Moscou, photographié cette fois depuis un quartier de datchas, en fait un ancien village englobé par la mégalopole. La plupart des Russes vivent en effet ordinairement dans des villes et habitent des appartements d'immeubles. Mais la plupart de ces citadins ont une datcha dans la campagne. La datcha n'est pas tout à fait l'équivalent d'une maison de campagne ou d'une maison secondaire pour un Français. Il n'y a pas toujours les aménités pour ainsi dire réglementaires en France : chauffage central, eau courante. La datcha est donc utilisée essentiellement à la belle saison (qui peut fortement varier en durée selon que vous habitez à Arkhangelsk ou à Rostov-sur-le-Don) pour se reposer, faire des activités de plein air, jardiner et préparer des fruits et légumes en bocaux pour avoir des produits "frais" pas chers lors des sombres mois d'hiver (plutôt sombres à Moscou, et complétement sombres à Mourmansk). Naturellement, de nos jours, toutes les datchas ne sont pas aussi rustiques.


    En route pour le nord, vous pouvez faire le détour par un petit village comme dans le "bon vieux temps". A la fin de l'hiver, ou même au printemps, il ressemblera probablement à ça :

    Hé oui, le climat au nord de Moscou est plutôt humide. Pas si froid que ça, du moins selon les standards russes, mais humides et nuageux. Et comme partout ailleurs, sauf peut-être au Lichtenstein (et ses cinquante kilomètres de voie routière), les petites routes de campagnes ne sont pas déneigées si ce n'est par le tracteur du paysan local.

    Sur le même chemin, voici une destination qui mérite le détour et le coup d'œil :


    Ce chef d'œuvre architectural a été achevé et inauguré en 2020. L'intérieur est également splendide, lumineux et coloré, en parfait contraste avec l'extérieur sombre et même un peu lugubre (c'est un monument dédié au 27 millions de soviétiques morts, civils comme militaires, lors de la seconde guerre mondiale). J'ai déjà consacré un article à cette cathédrale de fer, ici, pour ceux qui sont intéressés par les merveilles architecturales.


Très beau village, où l'on peut rêver de pêcher la truite puisque c'est pour de bon le printemps, dans la région d'Ivanovo, au nord de Moscou. 

    En continuant longtemps vers le nord, on finit par atteindre l'oblast d'Arkhangelsk et sa campagne très agréable, qui évoque la Carélie en plus vallonnée :


    Non, nous n'irons pas voir Arkhangelsk. Nous allons bien plus loin.  Nous bifurquons et empruntons la route du nord-est, là où il n'y a plus de villes et à vrai dire presque plus de route. Peu nous importe. Le chemin sera long et ardu mais nous voyageons lentement et nous avons tout notre temps. Presque deux ans de vacances. Il faut bien ça pour visiter la Russie. Et comme Avtovaz (qui fabrique les Ladas) a eu l'excellente idée de continuer à produire des voitures telles qu'on les fabriquait il y a un demi-siècle (sans électronique, réparable sur place, résistante à tout sauf l'idiotie), nous sommes parés pour ce type de chemins, et de climats (qui ne veulent toujours pas se réchauffer)! Pour le reste, le GPS fonctionne presque partout, avec en plus le GLONASS, le système satellitaire géographique domestique, même au fin fond de la Sibérie comme nous le découvrirons plus tard. 


    Nous voici dans le nord de l'Oural. Il n'y a plus ni route ni village. C'est la belle saison. Les névés subsistant de l'hiver pourraient faire croire que nous sommes très haut. Pas du tout. La vallée fluviale que survole notre drone est à peine au-dessus du niveau de la mer. D'une manière générale, bien que l'Oural ne dépasse guère en altitude le Massif Central et qu'il soit aussi ancien, le relief est très différent, beaucoup plus escarpé; parfois on se croirait dans les Aravis ou vers le Monte Cinto pour ceux qui connaissent. Evidemment, la végétation est quelque peu différente. Ah, ah! c'est la toundra ici dès la plaine. Et c'est très beau la toundra, l'été… même avec un million de moustiques et autres bestioles suceuses de sang.


    Oui, c'est toujours la belle saison. L'extrême nord de l'Oural. Le paysage est polaire. La végétation a presque disparu (mais pas la faune). Le règne minéral semble quasi total. En avançant, ce ne peut être que l'abîme, la fin de tous les chemins.


    L'Oural est un très grand massif qui s'étire sur toute la hauteur de la Russie depuis le cercle arctique jusqu'à la frontière sud, avec le Kazakhstan. Ici, mine de rien nous avons parcouru près de deux mille kilomètres depuis notre dernier arrêt photo. Un des modes de transport les plus usités sur ces longues distances nord sud ou sud nord est le bateau. En effet, la Russie a de très grands et très larges fleuves qui ont la particularité de s'écouler du nord vers le sud (comme la Volga) ou du sud vers le nord comme l'Ienisseï ou la Lena. Cette rivière-là (peu importe son nom) a la particularité étrange de traverser l'Oural de l'est vers l'ouest, ce qui explique la hauteur des falaises qui l'encadrent.
    D'ailleurs, on devrait dire les Ourals comme on dit les Alpes ou les Carpathes car il y a deux chaînes de montagnes parallèles dans l'Oural.


    Hé oui, il y a des neiges éternelles dans l'Oural, malgré sa faible altitude, même au sud de la chaîne, comme ici. Remarquez le nuage, magnifique, qui plane au-dessus du pic comme pour cacher le vaisseau de l'ennemi préféré des Etasuniens, je parle bien sûr des Rouges… les Martiens.


    Au sud de l'Oural, un village dans l'oblast de Sverdlovsk. La forêt, la taïga en russe, n'a pas encore complètement laissé place à la steppe.


    A l'extrême sud de la chaîne, voici la célèbre montagne de Tchatir Taï, du moins célèbre chez les Russes. C'est ici que commencent ou finissent les immenses steppes du Tatarstan et de tout le sud ouest de la Russie, de l'Oural jusqu'à la Crimée.


    Poursuivant toujours notre route dans le sens des aiguilles d'une montre, et donc maintenant vers l'ouest, nous traversons la steppe en direction de la Caspienne. Cette photo a été prise au début du printemps. D'une manière générale, la steppe russe gagne beaucoup a être parcourue au printemps, ou à la rigueur au début de l'été (mais il commence à faire très chaud dans ce climat hyper continentalisé). Les fleurs rouges que vous voyez ne sont pas des coquelicots mais des tulipes sauvages. Hé oui, les tulipes ne proviennent pas de Hollande, de la rive de la mer du Nord, mais des rives de la mer Caspienne et de la mer d'Azov! Pour nous français, et plus encore pour des Hollandais, il est difficile d'imaginer ces tapis de fleurs presque infinis.


    Ici, nous nous trouvons dans une réserve naturelle stricte, près de la frontière du Kazakhstan, à 200 km au nord de la Caspienne. Ce n'est donc pas la mer au fond mais un des nombreux lacs salés de la région, tous situés sous le niveau de la mer. La photo est un peu trompeuse dans le sens que les reliefs sont réduits au minimum. L'éminence que nous voyons, le grand Bogdo, le point cuminant de toute la région, semble avoir été baptisé par un plaisantin puisqu'il cumine à 150 m, et même 125 m par rapport au niveau de la mer. C'est une très curieuse formation en calcaire posée sur un dôme de sel.
    Les réserves naturelles strictes en Russie sont interdites d'accès aux visiteurs, sauf quelques zones très réduites, ou alors en nombre très limité après réservations auprès de la Réserve et accompagnement par un guide maison obligatoire.

    Du côté d'Astrakhan, le climat devient très sec et on croise quelques déserts plus fréquentés par les chameaux et les chevaux sauvages (sauvages comme les cochons corses, c'est-à-dire dont les propriétaires sont invisibles et peut-être inexistants) que par les hommes.
Je crois que c'est aussi le décor du western soviétique le plus célèbre intitulé 



Le soleil blanc du désert
, que je recommande aux amateurs de western et de films d'aventures.


    Près d'astrakhan, le désert, ou semi désert, peut très vite se transformer en végétation luxuriante, un peu comme dans le delta du Nil et pour les mêmes raisons. Il s'agit ici de la région de l'immense delta de la Volga, qui couvre toute la rive nord de la mer Caspienne. vous avez bien reconnu les fleurs: il s'agit de lotus, les plus septentrionaux au monde.


    Nous sommes arrivés au pays des Kalmouks, près de la ville d'Elista. Région intéressante quoique peu connue. L'ethnie dominante est ici fortement typée mongole, autre signe que les Mongols étaient de grands voyageurs si on considère que leur base est la Mongolie.  La religion la plus pratiquée en Kalmoukie est non pas l'animisme comme on pourrait le croire mais le bouddhisme, ce qui en fait la seule région d'Asie occidentale ou de ce que certains s'entêtent à appeler l'Europe, à avoir le bouddhisme pour religion dominante. Comme on peut le deviner sur cette photo, ce n'est pas la région la plus peuplée du sud-ouest de la Russie. De cette république modeste sont pourtant sortis deux personnages très peu modestes, dont un tout spécialement connu en France: celui-ci est Youri Djorkaeff dont le père est Kalmouk et l'autre est... Lénine.
    L'animal emblème de la Kalmoukie est l'antilope Saïga qui parcourt ces steppes selon des cycles migratoires mystérieux. Je ne vous montrerai pas sa photo car je suis limité en cartes postales mais vous l'avez certainement déjà vue quelque part avec son énorme nez adapté à la sécheresse et surtout au froid (car les hivers sont très rudes ici bien qu'on soit à la même latitude que Nice) : elle a prêté son appendice nasal, sa péninsule comme dirait Cyrano, aux créateurs de certains extraterrestres dans Star Wars.
   Les animaux au second plan ne sont donc pas des saïgas mais des moutons. Au premier plan, on retrouve un champ de tulipes sauvages. Vous noterez que si leur couleur dominante est le rouge, il y en a aussi des jaunes, des roses (pas visibles sur cette photo), quelques blanches et même parfois, plus rarement, des noires.


    Nous avons remis le cap sur le sud et nous voici maintenant au Daghestan, dans la ville de Derbent, sur la rive ouest de la mer Caspienne. Le Daghestan a tout pour plaire au touriste sur le papier, la mer, la montagne, la culture millénaire, les vieilles pierres et cette fois, on peut le dire, un climat très favorable, avec un soleil généreux, bien adouci ici par la proximité de la mer (qui est en fait un très grand lac, un lac d'eau modérément salée). Eh bien effectivement, c'est une de régions les plus fréquentées par les Russes pour leurs vacances. Mais bon, question réputation, c'est un peu comme la Corse pour les Français si vous voyez ce que je veux dire…


    Cette fois, ce n'est pas la "mer" mais un lac de barrage, toujours dans le Daghestan. Qui dit barrage et centrale hydroélectrique dit (le plus souvent car il faut du dénivelé) montagnes. Cette république est en effet une des régions du Caucase, au nord-est de la chaîne ou plutôt des chaînes, puisque le Caucase comme l'Oural est constitué de deux chaînes de montagnes parallèles, mais cette fois orientées dans le sens est ouest. Comme on voit, le climat est sec, semi aride contrairement à l'ouest du Caucase, plus arrosé et plus verdoyant (du côté de Sotchi et de la mer Noire).



    Nous avons changé de république (je vous épargne son nom, presque impossible à dire et retenir) mais pas de montagne. Il s'agit bien  toujours du Caucase. Dans sa chaîne nord, qu'on appelle le grand Caucase, côté russe donc, on peut découvrir au détour d'un virage cette énorme montagne couronnée de neiges éternelles, surgie brutalement de la vallée. Il n'existe pas d'équivalent à cette impression en France: tout est beaucoup plus progressif. Naturellement il s'agit d'une caractéristique des montagnes d'origine volcanique; Elles surgissent soudainement et brutalement (au moins à l'échelle géologique). Et dans ce cas, le volcan a surgi à 5600 m d'altitude, 4400 m au-dessus du niveau des terres qui l'entourent.  L'Elbrouz, puisque c'est lui, est un volcan, un double volcan en fait comme on peut le voir sur cette photo, endormi certes mais pas depuis longtemps; sa dernière éruption a eu lieu après JC.


    A basse altitude, les pentes du Caucase donnant sur la mer Noire ont la particularité de bénéficier d'un climat subtropical. L'hygrométrie est nettement plus élevée que du côté est. Les températures sont plus douces, été comme hiver. C'est le lieu d'une des forêts les plus riches et diversifiée de Russie (avec celle du bassin de l'Amour tout à l'autre bout du pays), mélange de feuillus et de résineux. L'un de ces derniers, le sapin de Nordmann, oui, celui-là même qu'on vous vend à Noël, peut devenir géant et dépasser les 60m de haut. On en a quelques beaux exemplaires sur cette photo.



    Les terres les plus fertiles --les fameux sols à tchernoziom-- s'étendent des piémonts occidentaux du Caucase jusqu'à la mer d'Azov et l'est de l'Ukraine et vers le nord jusqu'à au moins Voronej. Sur certaines coupes pédologiques (que je ne peux montrer ici), on peut voir que cette bande de terre noire atteint les deux mètres de profondeur. L'intérêt agricultural de ces terres est encore renforcé par le fait qu'elles sont presque rigoureusement plates et donc faciles à travailler, à l'exception de quelques ondulations comme ici. C'est le genre de paysage que Tchekhov a eu devant les yeux la plus grande partie de sa vie.
    Sur la photo, nous sommes à la limite nord de la zone à tchernoziom, vers Belgorod, juste au nord-est du nord-est de l'Ukraine.


    Sautons quelques étapes et nous voici déjà arrivés sur les rives de la mer d'Azov dans la baie de Taganrog, qui fait partie du kraï de la grande ville de Krasnodar. Taganrog est la ville natale de Tchekhov mais la mer est en fait, et de façon très curieuse, rarement présente dans ses nouvelles. Le regard de Tchekhov était clairement tourné de l'autre côté, vers la steppe plate et ses terres noires monotones s'étirant apparemment à l'infini.


    Certainement le paysage le plus spectaculaire qu'on peut voir du côté de la mer d'Azov, à condition d'avoir un drone (le survol de drone n'est plus autorisé aujourd'hui dans cette région pour des raisons qu'on devine sans peine).
    La mer d'Azov est remarquable par sa platitude pourrait-on dire, à l'image des terres qui l'entourent. La profondeur moyenne de cette mer --il s'agit d'une vraie mer, contrairement à la Caspienne, quoique très peu salée-- ne dépasse pas sept mètres! Ses rives sont également plates, en dehors de quelques talus côtiers qui permettent d'observer l'épaisseur de sol noir de ces terres hautement fertiles. En raison de ces caractéristiques, les bancs de sable comme sur la photo précédente et les lagunes et bassins très salés comme ici sont très nombreux.
Pour bénéficier de cette vue, à pied ou en véhicule tout terrain, il faut venir l'été, de préférence l'après-midi quand le soleil a eu le temps de chauffer les eaux et que certains organismes microscopiques de ces lagunes se mettent alors à fabriquer un pigment rose ou rouge intense. 


    Le pont de Kerch, qui traverse le détroit de la mer d'Azov et relie depuis 2018 la Russie continentale à la Crimée. Le faible fond aide évidemment. Les Banderistes de Kiev et leurs patrons occidentaux ont essayé à maintes reprises de le détruire par divers moyens : drones, camions bourrés d'explosifs, missiles. Sans autres résultats que la mort d'un couple de vacanciers (en partance pour la Crimée). Quand on examine la construction, on comprend pourquoi.
    Aujourd'hui toujours, c'est le plus long pont de la péninsule européenne, de l'ordre de 20 km de mémoire.


    Autre vue du pont de Kerch, côté Crimée.

    

    La Crimée est depuis des siècles un des lieux de villégiature les plus fréquentés par les Russes. Il y en a pour toutes les bourses, depuis les palais de Yalta fréquentés par Staline aux sanatoriums pour le travailleur fatigué (au temps des soviets) et maintenant aux bungalows de plage. L'influence étrangère principale, historiquement et culturellement, est non pas ukrainienne mais turque, et peut-être plus lointainement grecque, à en juger par le nom du site où est perchée cette église : Phoros.
    Ceci dit, la partie touristique de la péninsule ne compte guère que pour un tiers de la surface des terres, en bordure sud, qui plongent de très haut vers la mer Noire; tout le nord et le centre sont dédiés à l'agriculture, céréales et oléagineux principalement, grâce à ses plaines aux rendements incomparables.


    J'aurais bien aimé passer par Yasnaïa Polyana, dans l'oblast de Tula, puisque c'est la première et dernière demeure de Lief Nikolaïevitch, mon écrivain russe préféré et qu'il paraît que c'est un endroit très bien conservé et fort tranquille. Isanaïa Polyana veut dire clairière lumineuse. Malheureusement, un voyant m'a assuré que de voir Isnaïa Polyana, surtout à l'automne, serait pour moi comme de voir Venise, c'est-à-dire mourir, et par excès de prudence sans doute, j'ai préféré remettre cette intéressante expérience pour plus tard. Du coup je suis monté en droite ligne vers le Nord, en passant du côté de Smolensk, où l'on trouve de petits villages à mon goût, comme celui présenté plus haut.


    Nous voici à Rgeff (j'ignore comment ça s'épelle en Français mais pour le prononcer, partez du prénom Jeff et rajoutez un r roulé devant). C'est le second monument dédié aux soldats morts que je préfère (après la cathédrale de fer déjà vue). L'idée de la sculpture provient d'un poème russe qui dit quelque chose de ce genre (je cite de mémoire) :
"Aux soldat qui ne sont jamais revenus des champs sanglants,
Je ne crois pas vraiment qu'ils soient dans cette terre
Mais que leurs âmes se sont changés en grues blanches."
    Il y a en effet une vieille légende locale qui dit que l'âme des mort va au ciel sous la forme de grues blanches.
    Dans cette photo, presque par miracle, mais c'est la bonne époque pour les migrations, on peut voir un vol de vraies grues à droite du soldat mort. Bon, j'ignore si ce sont des grues blanches, ou juste des cendrées comme les nôtres.


    Moscou a ceci de commun avec Paris qu'il est très difficile d'y échapper. La Russie, malgré sa structure en Républiques et régions fédérées, possède ce puissant centre de gravité qui vous aspire à un moment ou à un autre quoi que vous fassiez pour l'éviter. Toutes les voies y mènent, bien plus qu'à Rome, et toutes les voies en partent.
    Bon, ayant compris que nous n'y échapperons pas, nous en avons profité pour visiter le village natal d'un autre personnage célèbre (un grand bâtisseur comme Pierre et Vladimir) puisque nous avons  dû nous passer de celui de Tolstoï. Il s'agit de Kalominska, le lieu de naissance d'Ivan Vassilievitch, au glorieux surnom de Grozny. Ivan Vassilievitch est, parmi les grands dirigeants russes un des rares et peut-être le seul vrai moscovite. Il est né et mort à Moscou ou tout près; les barres d'immeubles que vous voyez à l'arrière plan sont en effet les premières vagues de la banlieue sud de la capitale.
    Ah je suis facétieux mais ça m'amuse toujours appeler Ivan IV dit Le Terrible par son patronyme natal. le Terrible est une traduction discutable de grozny qui veut plutôt dire formidable. J'aime l'appeler Ivan Vassilievitch parce que c'est le nom d'une pièce de science-fiction comique de Boulgakov, qui écrivait des choses souvent puissamment drôles et très imaginatives à défaut d'avoir la profondeur d'un Tolstoï ou d'un Tchekhov. En plus, la pièce a été merveilleusement adaptée au cinéma, donnant un vaudeville endiablé irrésistible (avec Boulgakov, le diable n'est jamais bien loin). Souvent, on croit que Boulgakov a été persécuté par Staline mais en fait il a plutôt été protégé des chiens du Parti par leur maître qui appréciait beaucoup les pièces de l'auteur. En réalité, l'ennemi de Boulgakov a toujours été le commissaire politique aux logements, ce terrible bureaucrate mesquin, par zèle ou par corruption (ou les deux) qui gérait les logements communaux à l'époque soviétique et son pendant, le commissaire politique à la culture (tout particulièrement quand les bolchéviques y croyaient encore et étaient donc les plus ardents à chercher tout ce qui déviait de la pensée correcte).
    Pour en revenir à Ivan Vassilievitch, la pièce et le film ne sont évidement pas des modèles historiques, puisque ce sont des satires comiques, mais l'histoire y est toujours mieux représentée que dans le film du franco-russe (surtout franco) Pavel Lounguine, consacré au même tsar, qui est l'équivalent pour qui s'intéresse à l'histoire russe du Jeanne d'Arc de Luc Besson pour qui s'intéresse à l'histoire de France : des films qui eux, méritent sans discussion le surnom de "terrible".




 Nous sommes en Carélie, avec ses églises en bois, ses lacis de cours d'eau et de lacs, parfois immenses. Il s'agit de l'île Kiji, destination presque incontournable quand on passe par là. Là, c'est le grand lac Onega, à peine moins grand que son voisin Ladoga (les deux plus grands lacs de la péninsule européenne).



    La Carélie touche l'oblast de Leningrad. Et dans l'oblast de Leningrad, il y a bien sûr avant tout Piter. Piter est bien sûr une référence à Pierre, le tsar fondateur de la ville. Un autre chef d'Etat plutôt renommé (et à juste titre) non seulement lié mais natif de l'oblast de Leningrad est cet authentique serviteur de peuple qu'est Vladimir Vladimirovitch. En faisant sa descente vers l'aéroport, peut-être que le pilote s'amusera à faire un coucou au centre Lakhta où se situe la plus haute tour du sous-continent. A cette époque, ce sera probablement votre seule chance d'apercevoir son sommet car le brouillard et les nuages bas venus de la Baltique sont le régime général de l'automne (et de l'hiver) à Saint-Pétersbourg.


    C'est dans les chantiers navals de Piter que l'Akademik Lomonossov, la seule station nucléaire flottante au monde, a été construite (d'autres sont en cours de construction pour des destinations diverses comme l'Ouzbékistan). Puis elle a été tractée par remorqueurs jusqu'à Mourmansk à travers mer Baltique, mer de Norvège, mer de Barents, ce qui est très long, mais ce n'était que la première partie de son immense périple. 


    Au nord de la Carélie, nous passons dans la péninsule de Kola. Les montagnes ne sont pas très élevées, pas plus de mille mètres mais comme les vallées ne sont guère plus élevées que le niveau de la mer, ça fait tout de même de jolis monts. L'hiver, l'une d'elles sert d'ailleurs de station de ski alpin aux Mourmanskais, grâce à ce dénivelé. L'enneigement est assuré.


    Une autre vue de la péninsule de Kola, très belle avant l'hiver. Celui-ci est maintenant tout proche; ce n'est plus qu'une question de jours avant que le blanc n'envahisse tout.


    La photo est de piètre qualité. Mais quand vous avez la chance de voir une aurore boréale depuis la fenêtre de votre cuisine et que vous avez l'âme d'un touriste, il faut en profiter et prendre le premier appareil à portée de main car le spectacle peut être bref. Le quartier et la ville en général  ne sont peut-être pas les plus coquets qui soient mais l'habitant a droit a de sacré spectacles une bonne partie de l'année et totalement gratuits. A Mourmansk, il fait nuit toute la journée, sauf une sorte de crépuscule vers midi, de fin novembre à la mi-janvier.


    Mourmansk est la plus grande ville au monde située à l'intérieur du cercle arctique. C'est un des ports les plus vastes de Russie et à coup sûr un des plus stratégiques. La grande base navale militaire arctique n'est pas très loin dans ce même fjord. La vue ici montre le port commercial, très vaste lui aussi. Ce port a ceci de particulier qu'il n'est jamais pris par les glaces, même au cœur de l'hiver, en tout cas pas suffisamment pour gêner de gros bateaux. C'est vraiment un trait remarquable quand on sait que la Baltique, bien plus au sud, est sur toute sa moitié orientale gelée la plus grande partie de l'hiver.


    Toujours le port de Mourmansk en automne. C'est d'ici que l'Akademik Lomonossov après avoir reçu ses dernières couches de peinture et son combustible nucléaire a pris la route pour sa destination finale, à l'autre bout du pays, en Tchoukotka, pour alimenter en chaleur et en électricité la ville de Pivek.
Et c'est là-bas que nous continuerons ce voyage dans la seconde partie.


    Un Américain voyage en Russie, ici.




jeudi 13 novembre 2025

L’essentiel de Gene Wolfe, partie I : phase ascendante 19.. ?- 1983


 


    La trajectoire littéraire de Gene Wolfe décrit une belle parabole, classique, bien équilibrée. Classique car hormis quelques évolutions atypiques qui ressemblent plutôt à des sinusoïdes, la parabole est la courbe normale représentant l’évolution des artistes et en fait, de la majorité des hommes qui vivent assez longtemps pour ça. Parfois le sommet de la parabole est plus proche du début de carrière et parfois de la fin de carrière, c’est-à-dire souvent de la vie — le cas idéal selon moi, mais très rare, étant celui où le sommet tend à coïncider avec la mort de l’auteur. Pour Wolfe, le sommet est situé vers le milieu de carrière et pourrait-on dire de vie puisque Wolfe avait cinquante-deux ans en 1983, ce qui pour un Étasunien de la fin du vingtième siècle correspond à la maturité. Tout au plus pourrait-on remarquer que la partie descendante de la parabole, juste après le sommet, semble descendre plus rapidement que la partie ascendante ne montait, mais ce n’est probablement qu’un artefact dû au peu d’éléments que nous avons de la première partie de la trajectoire (car il est évident que la gestation d’un écrivain n’est pas bien enregistrée par ses écrits publiés, généralement le fruit d’essais précédents plus ou moins ratés et enfouis à tout jamais sous des strates géologiques). C’est aussi pourquoi je n’ai pas précisé la date du commencement de la phase ascendante vu que seul Wolfe aurait pu le dire s’il avait eu la bonne idée de garder un enregistrement chronologique de ces premiers essais non publiés (mieux que de se fier à la mémoire). Par défaut, j’aurais presque pu mettre sa date de naissance puisque pour les grands écrivains de fiction, les premiers balbutiements de l’auteur commencent dès la petite enfance, sous une forme ou une autre.
J’ai choisi les dates charnières de 1983 et 1984 comme fin et début des phases successives parce que 1983 est l’année où Wolfe a créé plusieurs chefs d’œuvre qui succédaient eux-mêmes à l’achèvement de son livre le plus célèbre (à la fois pour de bonnes et de mauvaises raisons), le plus ambitieux et à coup sûr le plus représentatif de son génie particulier : Le Livre du Nouveau Soleil ; et parce que 1984 est l’année où Wolfe a inauguré son nouveau style "populaire", de la manière la plus flagrante, avec le roman Free Live Free qui n’a malheureusement pas eu l’honneur d’une traduction française (je reviendrai donc en détail sur ce roman très intéressant à défaut d’être une franche réussite dans la seconde partie de cette revue).
Au cours de cette récapitulation, je me focaliserai uniquement sur les œuvres majeures et/ou les œuvres charnières (comme Free Live Free) puisque l’œuvre complète de Wolfe est assez gigantesque. Et comme Wolfe n’est jamais aussi bon que dans ses nouvelles, c’est avec deux recueils que je débuterai le commentaire critique.
Normalement, puisque je suis la ligne temporelle habituelle, contrairement à bien des personnages de Wolfe, je devrai débuter cette revue par le recueil qui contient les premiers textes publiés de l’auteur, intitulé Young Wolfe. Mais, quoique en effet publiables et très lisibles, ces nouvelles anecdotiques sont sans intérêt pour cet article qui ne se veut pas une exégèse complète, si ce n’est pour signaler l’attrait précoce de Wolfe pour les récits de “mystery” et d’horreur. D’ailleurs, si on y regarde de près, hormis deux textes dus à la plume, ou à la machine, de l’étudiant Wolfe, tous les autres semblent avoir été écrits après le texte remarquable dont je vais maintenant parler.


Storeys from the old hotel. J’ai donc choisi de commencer par ce recueil non traduit en français, bien à tort, parce qu’il contient la première histoire vraiment intéressante et publiée de Wolfe, Trip-trap de 67, mais écrite au plus tard en 65, une excellente histoire de SF. En fait, cette assez longue nouvelle, une des plus longues du recueil, comme plusieurs de la fin des années 60 démontrent que Wolfe à cette époque n’était pas du tout ce qu’on appelle un auteur débutant. Si Wolfe n’avait pas ou très peu publié avant, du moins côté fiction (il était éditeur et rédacteur de textes de vulgarisation scientifique avant cela) c’est juste qu’il n’avait pas trouvé d’éditeur plus tôt. Cette histoire est très probablement à l’origine de la dédicace à Damon Knight, l’éditeur de la revue Orbit et premier acheteur sérieux de l’auteur, l’homme qui peut réellement se vanter d’avoir “découvert” le talent de Wolfe. Cette dédicace qu’on peut lire en ouvrant La Cinquième tête de Cerbère dit à peu près ceci : « à Damon Knight qui un soir mémorable de 1966 m’a fait germer d’un haricot ». Trip-Trap est d’autant plus notable qu’il révèle toutes les caractéristiques principales de l’art de Wolfe : une imagination à la fois luxuriante et poétique, un style d’une élégance rare (en fait unique dans la science-fiction), une virtuosité narrative si grande qu’elle l’emmène parfois vers une sophistication excessive de ses intrigues, des protagonistes qui ont trop souvent le défaut d’être parfaitement antipathiques et qu’on aurait donc du mal à qualifier de héros (ce qui, dans le cadre d’une littérature populaire, n'est pas un petit défaut). D’une manière générale, ce recueil est le plus complet selon moi pour découvrir la palette, immense, de cet auteur. Et comme il s’arrête dans les années 80, on reste presque entièrement dans sa phase ascendante. Pratiquement tous les textes qu’il contient sont dignes d’intérêt, sauf un que je ne nommerai pas, mais comme cela ferait donc trente-quatre moins une égalent trente-trois nouvelles à commenter, je vais me limiter aux seuls joyaux, en plus de Trip-Trap.
The Packerhaus method (70) : encore un texte très ancien. Très bon aussi. L’intrigue est intrigante à souhait, mais plutôt retorse. En fait, cette nouvelle courte appartient au genre de l’horreur mais vous ne le découvrirez que si vous parvenez à percer l’énigme de sa fin.
Slaves of silver (71) et Rubber bend (74) : Ces deux histoires prennent pour héros Sherlock Holmes mais transporté dans le futur et où son ami Watson est un robot, encore moins perspicace que le bon docteur de Doyle. Dans la seconde nouvelle, Wolfe rajoute à sa sauce le détective Nero Wolfe et son secrétaire, tous deux également sous forme de robots, d’une taille si imposante pour le premier qu’il peut, tout comme l’original, à peine se mouvoir, sauf peut-être devant la perspective d’un repas gastronomique (et pantagruélique). Wolfe est un pasticheur extraordinaire. Que ce soit avec Doyle, Stout ou plus tard, Poe, Lovecraft, Lafferty et quelques autres, il arrive presque toujours à sublimer l’original. C’est sûrement le cas ici.
Westwind (73) : une histoire de quête émouvante dans des USA dystopiques (et donc pas si différents des USA actuels). L’émotion, disons-le clairement, n’est pas le point fort de la majorité des histoires concoctées par Wolfe ; celle-ci est donc d’autant plus précieuse. On peut noter aussi que le protagoniste de cette quête est une femme, chose inhabituelle chez Wolfe, et pas de la variété jeune et plantureuse (style pulp story).
The marvelous brass chessplaying automaton (77) : clairement inspiré de l’essai-fiction de Poe, le joueur d’échec de Maelzel. Ce n’est pas un pastiche toutefois. L’histoire se déroule dans des USA peu crédibles, dont la civilisation aurait nettement régressé d’un point de vue technologique et qui en vérité fait plus penser à un état d’Europe centrale du XVIIIe siècle. Wolfe a des origines allemandes et cela se sent ici. Sur le même thème, Poe est encore meilleur à mon avis dans sa sécheresse précise dépourvue de toute broderie mais la nouvelle de Wolfe n’en est pas moins excellente.

In looking-glass castle (80) : de nouveau située dans des USA dystopiques, cette fois où les femmes auraient remplacé les hommes à la barre du navire. En fait elles les ont si bien remplacés qu’ils ont pratiquement disparu et les survivants font l’objet de chasse non pas à l’homme mais au cochon puisque tel est leur nouveau sobriquet (« pigs »). Résumée ainsi, l’histoire semble tirée du cerveau perturbé de Tiptree, particulièrement caricaturale donc, comme souvent avec ces guerres des sexes. C’est d’ailleurs très probablement en partie un commentaire indirect de cet écrivain mysandre (et néanmoins remarquable). En fait, il s’agit d’une nouvelle subtile et plutôt émouvante. Forcément, le personnage principal est une femme, jeune, qu’on imagine terne ou sans attrait, le genre de femmes que les hommes ne voient pas pour paraphraser le titre d’une des plus célèbres nouvelles de Tiptree.
Cherry Jubilee (82) : peut-être la plus merveilleuse mystery story écrite par Wolfe. Elle reprend la sorte d’énigme dont le mystère de la chambre jaune est le prototype ((après le premier essai à demi raté/réussi (c’est selon) du Double assassinat de la rue Morgue de Poe)) mais ici le crime se déroule dans un cercueil lancé dans l’espace profond. À noter que c’est aussi un pastiche discret d’un des écrivains de SF préférés de Wolfe, Jack Vance, et de son héros détective aussi arrogant mais moins charmant que Sherlock Holmes, Magnus Ridolph.
A Solar Labyrinth (83) : un des plus grands chefs d’œuvre de Wolfe et cependant une miniature. Toute l’histoire de ce fabricant de labyrinthes est clairement une métaphore mais tellement riche qu’on pourrait écrire dessus de quoi remplir une bibliothèque. D’une certaine manière, c’est le livre du nouveau soleil condensé en trois pages, la perfection en plus. Son titre aurait pu d’ailleurs être : Shadows of the (new) sun.
Death of the island doctor (83) : la dernière des quatre variations de Wolfe autour de ces trois mots : mort, docteur, île (il manque donc deux combinaisons, petit tuyau pour un amateur futur de pastiches wolfiens). La plus tardive, la plus courte, la plus légère, la plus simple et la plus émouvante des quatre.
Pour finir, l’auteur note dans sa préface que le recueil contient certaines de ses œuvres les plus obscures. Il écrit bien « obscures » dans le sens d’inconnues. Il a eu en effet beaucoup de mal à les faire publier (sauf celles publiées dans Orbit, j’imagine) et quand elles l’ont enfin été, elles ont été pauvrement reçues par le public quand même elles l’ont été. Il faut donc porter à l’actif du petit monde littéraire de la SF étasunienne leur résurrection sous la forme de ce recueil et leur reconnaissance puisque le livre a obtenu le prix Nebula (prix donné par les professionnels).


L’île du docteur Mort et autres histoires (dans sa version française que je n’ai plus, avec la belle couverture argentée aux motifs mouvants, voir plus haut). Notons d’abord que le titre original est légèrement différent, à tiroirs dirons-nous, puisque c’est The island of doctor Death and other stories and other stories. Je vais donc garder pour la suite les titres originaux, d’autant que je ne me souviens plus des titres français. Ce premier recueil de Wolfe a l’avantage, au moins pour moi, de contenir une bonne part de novellas et la novella est ma distance préférée en tant que lecteur (et auteur).
- Le premier texte de ce premier recueil de Wolfe qui donne le titre au recueil est en effet The island of doctor Death and other stories, d’où le titre du recueil à rallonge. C’est une histoire très curieuse, écrite à la seconde personne, qui évoque le croisement particulièrement improbable entre Proust et les pulp stories de la SF de “l’âge d’or” des USA. C’est aussi la première de ces variations sur les trois mots dont je parlais un peu plus haut. Contrairement à son habitude, le protagoniste est sympathique mais bon, c’est un enfant (quoiqu’on verra plus loin que chez Wolfe, même les enfants peuvent être antipathiques). Comme le titre l'indique, la nouvelle contient plusieurs histoires, celle que lit l'enfant qui est une version pulp de The island of doctor Moreau, celle que vit l'enfant à laquelle il ne comprend à peu près rien et celle qui résulte de la fusion des deux mondes grâce à l'imagination du jeune rêveur. 
Le texte est de 1970 mais Wolfe n'a jamais mieux écrit.

- Alien stones (1972) : Wolfe a finalement écrit très peu de science-fiction avec vaisseaux et voyages très lointains. On peut le regretter car il a presque toujours été à son meilleur quand il l'a fait. C'est le cas avec cette novella. La description du vaisseau terrien, de son équipage, est admirable. Celle du vaisseau extra-terrestre vaut bien celle de Rendez-vous avec Rama de Clarke et en plus on a ici un écrivain qui sait écrire.
- La Befana (1973) : un des chefs d'œuvre du recueil et de Wolfe en général. Bien que la nouvelle soit courte, il faudra probablement plusieurs lectures pour en comprendre le sens (cela a été mon cas). Mais même sans comprendre l'intrigue, le décor dépaysant, les personnages, les dialogues sont si savoureux qu'on peut l'apprécier ainsi (cela a aussi été mon cas).
- The hero as werewolf (1975) : une nouvelle très cotée chez les aficionados de Wolfe pour des raisons qui m'échappent un peu. Assez prenante il faut reconnaître mais aussi assez horrible dans le propos si je l'ai bien compris et pas seulement dans l'action. Et le fait que le protagoniste soit un enfant ne l’empêche pas cette fois de suivre le penchant habituel des « héros » de Wolfe : être très vilain. Le titre est ce que je préfère dans la nouvelle.
- The death of doctor island (1973), la seconde variation autour des mots death, island et doctor : L'imagination architecturale de Wolfe est dans cette novella à son sommet. L'histoire est pour une fois très accessible. L'idée centrale de l'intrigue, révélée à la fin comme il se doit, peut néanmoins sembler inhumaine, tirée d'une dystopie où la vie des uns (très nombreux) ne vaut clairement pas celle des autres (très peu nombreux). Eh bien, cela ressemble après tout à notre civilisation.
- Feather tigers (1973) : un récit post-apocalyptique très original. Très courte nouvelle mais très bonne.
- Tracking song (1975) : une novella très divertissante, quoiqu'assez répugnante si on y regarde de près, comme souvent avec cet auteur (Wolfe est vraiment un loup pour l'Homme). Mais divertissante ne signifie pas aisée. Après plusieurs lectures, je n'ai toujours pas compris qui était le protagoniste, assez antipathique lui aussi, et ce qu'il fabriquait à la poursuite du Grand Traîneau. Peut-être serez-vous plus perspicace que moi (car il y a presque toujours une solution et une seule aux énigmes de Wolfe).
- The toy theater (1971) : très courte et excellente. Le récit sur le mode légèrement humoristique est particulièrement bien mené jusqu'à la fin, renversante. Bien que l'auteur n'explique rien, selon son habitude, le chute du récit ne devrait pas vous poser trop de problème de compréhension.
- The doctor of death island (1978) : novella qui n'a pas beaucoup plus d'intérêt que de justifier cette troisième permutation des mots "doctor", "death" et "island". Pas mauvaise non plus. En fait, le seul texte moyen du recueil (j’ai omis ceux, rares, que je trouve en dessous de la moyenne).
- Cues (1974) : Il ne faut évidemment pas prendre cette très brève histoire -- un dialogue en fait -- avec cet extraterrestre en forme de boule de bowling au sérieux. On a ici droit à la veine satirique, sarcastique, voire comique de Wolfe. Et il peut être excellent dans le domaine. Ici, il est seulement bon.
- The eyeflash miracles (1976) : une novella en forme de road trip aventureux dans une société américaine dystopique, à peine décrite, juste suggérée, dans la veine "dickensienne" de Wolfe. Une fois encore, le héros est un enfant, sympathique. Excellente. Sans doute la nouvelle la plus émouvante du recueil.
- Seven American nights (1978) : magnifique novella aussi énigmatique que glaciale, située dans des USA en pleine décadence et où la Perse est (re)devenue un des jardins de la civilisation (ah, ah, Joseph Borrel !). Je crois bien que les personnages sont tous antipathiques sans exception, Iraniens comme Étasuniens. L'écriture de même que la construction labyrinthique de l'intrigue sont en revanche admirables.
Pour conclure, je remarquerais que la très grande qualité de ce premier recueil de Wolfe est fortement liée à l'époque où les textes ont été écrits, tous de sa meilleure époque, mais aussi à leur homogénéité. Et cette homogénéité a certainement à voir avec le fait que la quasi-totalité des nouvelles sont de la SF contrairement à ses recueils suivants où il mélange beaucoup fantastique, fantasy, science-fiction et même parfois... rien de tout cela. Si j'étais un juge impartial, j'affirmerais sans crainte que c'est le meilleur recueil de Wolfe, le plus ambitieux, le plus achevé, le plus homogène. Et il restera probablement comme son plus fameux. Mais le fait est que ce n'est pas mon préféré.


La cinquième tête de Cerbère. 
En 1972, Wolfe fait paraître son second roman de SF. Je dois m’arrêter un peu plus longtemps sur ce texte. D’abord, Curieux titre que ce livre puisque Cerbère ne compte chez la plupart des auteurs que trois têtes. Curieux roman que ce livre puisqu’il semble composé de trois novellas disjointes. Néanmoins il s’agit bien d’un roman car l’histoire de chaque partie est incompréhensible sans les autres. Chacune donne des informations indispensables pour que le lecteur puisse espérer découvrir le sens caché du récit. Car avec Wolfe, il y a toujours (au moins dans ses meilleures histoires) un sens à trouver, un seul, une vérité enfouie. Cette vérité est néanmoins généralement très difficile à atteindre. Elle est accessible plutôt par le canal de la raison que par l’intuition, l’empathie, l’émotion. La résolution de l’énigme centrale passe par la recherche des indices semés très discrètement par l’auteur ici et là, puis en reliant les points pour faire apparaître le dess(e)in caché. Ici, Wolfe s’est surpassé dans la complexité de son énigme. Ce roman est certainement une des énigmes les mieux conçues, les plus labyrinthiques de son créateur. Personnellement, je le vois comme un puzzle de plusieurs milliers de pièces à reconstituer dont vous ne possédez pas l’image finale.
Tout cela pourrait décourager le lecteur en lui donnant l’idée d’un roman froid, calculé, excessivement dédié aux raisonneurs, un peu comme les roulages de mécanique cérébrales de Poirot ou de Holmes. Ce n’est pas le cas. En fait, il est plus probable que vous lirez ce roman comme moi, lors de ma première lecture, sans même être conscient qu’il y a une énigme, c’est-à-dire une histoire cachée dans l’histoire. Celle-ci est en effet écrite à l’encre sympathique. Vous serez entraîné par le style ample et harmonieux de l’auteur, par l’originalité de son imagination, par son sens poétique, par la virtuosité narrative, par l’intérêt des sociétés décrites, par le charme ou la justesse des personnages (certains sont vraiment peu charmants, en particulier les protagonistes, comme souvent avec Wolfe, mais ils sonnent juste) et cela vous suffira bien.
La première partie, parue comme novella en 1972, et qui donne le titre au roman, raconte l’itinéraire dramatique, à tous les sens du terme, d’un jeune narrateur dont on ignorera toujours le nom mais que son père qui n’est de toute évidence pas un grand sentimental, surnomme numéro cinq. Cinq comme dans La cinquième tête de Cerbère : ceci est probablement l’indice le plus fragrant de tout le roman. Outre son habitude de faire des expériences scientifiques très désagréables sur son fils, ce père est le propriétaire d’un bordel de luxe, très apprécié par la bonne société de la capitale. Et il habite la demeure Cave Canem (en latin) au 666, rue des Saltimbanques, Port-Mimizon, tout cela en français car cette planète, Sainte-Croix, a précédemment été colonisée par des Français. Cette adresse remarquable est un autre indice, très parlant. Il est clair que ce père et toute la famille avec lui est en quête d’une vérité lui aussi, d’une réponse aux fameuses questions : Qui suis-je ? D’où est-ce que je viens ? Où est-ce que je vais ? Cette quête se terminera très mal pour tout le monde et en particulier pour Cinq.
La seconde partie se situe sur la planète sœur, Sainte-Anne, juste avant l’arrivée des premiers vaisseaux, « au temps du rêve ». Le protagoniste principal (il y en a deux, des jumeaux, tous deux plutôt rébarbatifs, comme d’habitude) appartient à une tribu aborigène disons primitive et ses aventures m’ont fait penser aux romans de JH Rosny comme La guerre du feu mais il est clair que Wolfe a dans la tête un autre modèle, plus réaliste, plus américain. Le héros fait la rencontre des enfants de la nuit, des créatures très différentes de lui, aux pouvoirs psychiques surdéveloppés. Le rôle, la nature de ces enfants de la nuit est un mystère que le lecteur se doit de percer s’il veut comprendre l’histoire dans son ensemble mais il ne le pourra pas sans lire la troisième et dernière partie. Cette seconde partie se termine à nouveau très mal, vraiment très mal pour le héros.
La troisième partie est la plus diabolique de toutes dans sa structure à la fois totalement éclatée et incroyablement ingénieuse (Wolfe n’était pas ingénieur mécanicien pour rien). Tout nous est donné en morceaux éparpillés, sans ordre chronologique, sans continuité dans le propos, selon les caprices de l’officier chargé d’enquêter sur le protagoniste, suspecté d’espionnage et peut-être d’assassinat. On y trouve des bouts de journaux écrits par différents personnages, des questionnaires de terrain par un ethnologue, des récits dans le récit dans le récit. C’est la plus longue des trois parties, de loin. C’est aussi la plus prenante, curieusement, la plus émouvante. Son titre même est un petit mystère : « V.R.T. ». Une fois encore, cela ne se termine pas bien pour le protagoniste.
Le thème central du roman est la colonisation de deux planètes jumelles et le génocide de ses populations autochtones par les Français puis par leurs vainqueurs américains, c’est-à-dire étasuniens (étant donné le fait maintenant bien établi que les autres Américains ne comptent pas). Cela n’est donc pas gai. Il est évident que Wolfe en tant que Nord-Américain songe au génocide des Amérindiens du Nord même si à mon avis les aborigènes de la seconde partie sont davantage calqués sur ceux d’Australie. Et en effet, parmi les premiers colons d’Amérique du Nord, il y avait des Français. On trouve également dans la société de Sainte-Croix, la plus “civilisée” des deux planètes, un système esclavagiste qui évoque fortement le cas des USA et les colonies européennes en général. Cet arrière-plan historique, toujours d’actualité, donne beaucoup de poids au récit. Mais il s’agit d’un récit de science-fiction, pas une allégorie parfaite. La vérité du livre est bien différente de la vérité, si tant est qu’on puisse la déterminer, de l’histoire de la conquête de l’Amérique du Nord par les Européens. Les indigènes des planètes sœurs ne sont pas des Amérindiens ni des humains mais des extra-terrestres aux facultés diverses, qui vont de la télépathie à la métamorphose.
La question essentielle du roman peut se résumer ainsi : qui a réellement gagné au bout du compte entre colons terriens, aborigènes et enfants de la nuit ?
Je crois que si je ne devais emmener qu’un seul roman de SF sur une planète déserte, malgré ses protagonistes antipathiques et son histoire au sens difficilement déchiffrable, ce serait celui-là.

Forlesen (74). Novella collectée dans le recueil Gene Wolfe’s book of days (Le livre des fêtes en français). Quoiqu’assez réputé chez les commentateurs, je ne suis pas fan de ce recueil plutôt anecdotique, hormis quelques textes intéressants comme Fusion (74), La guerre sous l’arbre (79) et surtout le remarquable La Substitution (68). Deux autres textes hors du commun figurent dans le recueil mais sont en fait soit un conte extrait du roman Peace (Saint Brandon de 75) ou une reprise du recueil précédent (La Befana de 73 puisque l’histoire se passe à Noël mais La guerre sous l’arbre marchait tout aussi bien pour cette occasion).
Forlesen est en revanche tout sauf anecdotique. Le prétexte pour l’inclure dans Le livre des fêtes est le fait que l’action raconte une (très longue) journée de travail d’un certain Emmanuel Forlesen et donc peut servir de marqueur pour la fête du Travail. Néanmoins, dans la novella, le travail est tout sauf une fête pour le protagoniste. Nous voyons celui-ci se réveiller au petit matin comme s’il naissait, puis faire sa journée de travail sans intérêt comme s’il vivait sa vie entière puis revenir chez lui juste à temps pour se coucher dans son cercueil et mourir : c’est donc la version métro boulot dodo la plus dystopique qu’on ait jamais écrite, du moins a priori. A posteriori, la novella est surtout une satire, une satire drôle (drôle dans le sens kafkaïen du terme) mais radicale et très noire. Il ne fait aucun doute qu’elle est en partie née de l’impression du Wolfe ingénieur dans une grosse entreprise étasunienne aussi bureaucratique que l’administration qui instruit le procès de Joseph K. Kafka est en effet l’écrivain auquel on pense le plus (en fait c’est même le seul auquel j’ai pensé) en lisant le récit, par son onirisme, par sa poésie, par sa noirceur immense, née de l’absurde tragique, mais corrigée par un humour encore plus grand. J’ai lu quelques commentaires sur cette novella qui cherchent très astucieusement à dénicher une signification rationnelle à ce récit, qui va de la thèse de l’expérience extraterrestre sur humains (style Dark City) à un cas original de damnation ou au contraire de chemin vers le paradis propre à la mythologie chrétienne. Personnellement, je n’y crois pas. Pour une fois, je pense que Wolfe n’a pas écrit une histoire à clef, où le lecteur doit se changer en Sherlock Holmes pour deviner non seulement la fin mais toute l’intrigue. Cette histoire est en fait une fable onirique, qui par essence, échappe en très grande partie à l’analyse. Cela dit les commentateurs ont raison d’insister sur la visite de Forlesen à « l’Expliqueur », qui pourrait évoquer un prêtre confesseur catholique. Néanmoins cet Expliqueur est nettement plus œcuménique (et probablement nettement plus synthétique) car il propose des réponses aux questions de ses ouailles en tant que prêtre en effet, mais aussi docteur, théologien, sorcier, vieux sage, héros national, philosophe, acteur et romancier. La question de Forlesen, non loin de mourir, est celle-ci : « est-ce que mes souffrances en valaient la peine ? ». Et nous avons les réponses juste lors des dernières lignes de la novella, les neuf réponses donc, dans le désordre : oui, oui, non, non, oui, non, oui, non, peut-être. Néanmoins là où à mon avis les commentateurs se trompent, c’est dans l’importance qu’ils donnent aux réponses de l’Expliqueur. La seule chose importante est la question du protagoniste. La question fondamentale entre toutes, que Forlesen formule d’une manière plus étroitement personnelle (mais c’est bien naturel) est : la vie vaut-elle la peine d’être vécue ? C’est la question qui sous-tend toutes les grandes philosophies et toutes les grandes religions et la réponse peut varier diamétralement selon que vous êtes le Bouddha ou le fils bâtard d’un charpentier né à Nazareth.
À mon goût, l’un des sommets de la carrière littéraire de Wolfe.

Peace, roman de 1975. Quand j’ai lu pour la première fois ce roman, je l’ai lu comme un récit mainstream contenant quelques épisodes à coup sûr insolites mais ne pouvant rentrer globalement dans la case “fantasy” anglo-saxonne ou “fantastique” française. Je le voyais pour l’essentiel comme un livre de souvenirs et de réflexions d’un vieil homme malade, dangereusement proche du sapin (ou plutôt de l’orme du jardin de sa voisine), une sorte de Forlesen plus réaliste, à la mémoire confuse. Eh bien je me trompais. Comme souvent avec Wolfe, le projet est nettement plus retors, plus diabolique que ça.
Peace est en réalité un roman à 100% fantastique, dans le sens le plus restreint, le plus français, du terme. Faites-moi confiance là-dessus même si ça ne vous semblera probablement pas évident au premier abord. Bon, vous serez sans doute plus perspicace que moi mais sachez qu’il m’a fallu trois lectures avant de réaliser pleinement quel genre d’histoire j’avais sous les yeux et quel genre de personnage était ce Alden Dennis Weer, le narrateur. Je vous le dis : un des genres du fantastique le plus pur.
Comme souvent avec cet auteur et comme presque toujours avec ses meilleurs livres, la narration est aussi sophistiquée qu’ingénieuse. Beaucoup des histoires qu’il contient sont imbriquées dans d’autres histoires, elles-mêmes imbriquées dans d’autres à la manière des poupées russes, selon le procédé inventé par l’auteur anonyme des Mille et une nuits, et ceci avec une virtuosité confondante, sans égale à notre époque.
Néanmoins, je ne pense pas que ce soit la raison principale pour laquelle Wolfe avait une préférence marquée pour ce livre (avec There are doors que nous reverrons dans la seconde partie de cette revue) entre toutes ses créations. Je pense que c’est la même raison qui m’a fait aimer le livre à la première lecture, l’évocation de l’enfance, de la vie à la campagne, des premiers amours, de personnages charmants et tellement vivants comme la tante Olivia, tout cela plongé dans la lumière dorée, magique, des mondes à jamais disparus.

The devil in a forest de 1976. Ce roman rentre dans ma catégorie des livres intéressants mais pas tellement réussis de Wolfe.
C’est un des rares livres que j’ai achetés premièrement pour la couverture, celle de l'édition Tor, avec le garçon au bâton posté au bord d’une rivière, face à la sombre forêt qui s’ouvre devant lui. Outre qu’elle illustre le roman avec fidélité (si on peut dire étant données les époques respectives du peintre et de l'auteur), elle est superbement évocatrice. J’ignore qui est le peintre de ce tableau mais à en juger par le thème et la technique, ce doit être un Hollandais ou un Français du XVIIème siècle. En tout cas, un grand bravo pour cet excellent choix iconographique de l’éditeur.
Un autre sujet d’intérêt particulier, plus personnel encore, est qu’il se déroule dans la forêt et que l’un des personnages principaux est un forestier royal, un de mes confrères donc.
Toutefois, le livre n’est pas tout à fait à la hauteur de ces prémisses. Sans être jamais mauvais ou ennuyeux, loin de là – il est même plutôt bon – il manque d'épices ou de quelque chose. Comme je connais assez bien l’œuvre de l’auteur maintenant, j’ai tendance à croire que ce quelque chose a à voir avec son choix de limiter inhabituellement l’aspect fantastique du roman. Une des qualités principales de Wolfe, outre son exceptionnel don narratif, est la richesse de son imagination. Ici, il en est peu prodigue, volontairement de toute évidence. Le seul élément vraiment fantastique de l’histoire n’est d’ailleurs probablement qu’un rêve. La sorcière n’en est une qu’au sens spécial qu’on donnait à ce terme au Moyen-âge, à savoir une femme rusée, ayant une certaine pratique de l’herborisation et surtout de la psychologie humaine, lui permettant de manipuler ses congénères à son avantage et (généralement) à leur détriment. Le dragon, quant à lui, est un volcan. Wolfe est aussi beaucoup moins énigmatique et tortueux qu’à son habitude. On pourrait se dire que c’est un bien. En effet, chez la plupart des auteurs, ce serait à mettre à leur crédit, mais ce n’est pas le cas de Wolfe qui n’est jamais aussi bon que lorsqu’il est labyrinthique et cachottier en diable. Le seul vrai mystère à ma connaissance et la seule demi-surprise que réserve la fin est l’identité du forestier royal.
Ce roman n’est pas inintéressant néanmoins. Il a même des vertus rares dans l’œuvre de Wolfe. Il est plus simple, plus direct que ses livres habituels. Son jeune héros est nettement plus supportable et crédible que le héros typique de Wolfe, solitaire, asocial et amoral, mais obtenant néanmoins le prix attribué aux plus grands des héros. Mais cela reste un livre mineur, peut-être écrit dans l’intention de séduire un public jeune, bien qu’il soit à mon avis beaucoup trop réaliste et crû pour pouvoir jamais atteindre ce but.

The book of the new sun (80 à 82), en français Le livre du nouveau soleil. J’ai déjà consacré ici-même un article à ce livre important et admirable, à défaut d’être convainquant. Je vais être donc bref même si le roman mériterait d’évidence un commentaire plus approfondi. On y trouve en effet toutes les qualités extraordinaires de l’écrivain de fiction et toutes les faiblesses plus ordinaires du penseur Wolfe. Dans ce roman immense, un véritable océan où chaque île est une île au trésor, où la puissance et la fertilité de l'imagination ne le cèdent qu'aux Mille et Une Nuits, où certains épisodes - comme ceux de l'alzabo, du géant Typhon, de la résurrection de Dorcas - sont des merveilles de poésie, où quantité de personnages secondaires — le docteur Talos et son compère Baldanders (à moins que ce soit l’inverse), les trois hiérodules, le marin Hector, la jeune Valéria ou le vieux maître Oultan — sont aussi colorés que mémorables, Wolfe a réussi à associer à ce miracle d'écriture le héros le plus autistique qu'il ait jamais créé. Le problème, ce n'est pas tant qu'il soit bourreau de profession, "torturer" dans la version originale, c'est qu'il ne ressente pas ce qu'un homme "normal" devrait ressentir dans les situations qu'il vit, ce qui est la définition même d'un psychopathe, d'où l'incapacité du lecteur à s'identifier au personnage. Le second problème est qu'il porte des habits qui ne sont pas faits pour lui. En résumé, son protagoniste, Severian, arbore le costume, la posture, les attributs habituels du héros, courage, droiture, force et pouvoirs, mais ne pense ni n'agit comme tel. Et plus l'histoire avance, plus on ressent un malaise dans cette double anomalie. Malgré tout, si Wolfe en était resté là, aux quatre fabuleux tomes du Livre du Nouveau Soleil, rien n'aurait été perdu. Par malheur, Wolfe semble avoir une prédilection pour le chiffre cinq, comme cette Cinquième Tête de Cerbère qui à ma connaissance n'en comptait que trois. Et donc il a eu un jour l'idée terrassante d'adjoindre une sorte de suite à son livre (le plus vendu à ce jour, de loin, d'où peut-être l'idée d'un numéro cinq) intitulée The Urth of The New Sun (traduit en français par Le Second Soleil de Teur) où il fait jouer à son ancien bourreau et tortureur le rôle de... Jésus-Christ. Ni plus ni moins, même s'il lui donne par un ultime reste de décence un autre nom. C'est ce que j'appelle une bizarrerie morale et philosophique. Ou encore comment réussir un feu d'artifice à l'envers, une implosion gigantesque qui atteint à rebours tout le merveilleux roman qui avait précédé, en révélant les contradictions internes et rédhibitoires de ses fondements.
Ce roman nous révèle mieux qu’aucune autre de ses œuvres, les étendues incroyablement vastes du narrateur Wolfe, mais aussi sa faiblesse principale, considérable, que je qualifierais d’errance philosophique plus proche de l’égarement que du voyage.

 

Endangered species. Bien que ce recueil contienne des nouvelles postérieures à la période dorée de Wolfe, la très grande majorité (plus des trois-quarts) sont antérieures à 1984 et j’ai donc choisi d’en parler ici. Terminer par ce livre est d’ailleurs une bonne manière de faire le pont avec ma seconde partie. Notons que je l’ai lu uniquement dans sa version francophone, version très curieusement divisée en deux par l’éditeur, un tome consacré selon lui à la SF et l’autre au fantastique. Très curieusement car on y trouve dans le tome « fantastique » des nouvelles appartenant incontestablement à la SF (comme celle qui donne son titre à ce volume Toutes les couleurs de l’enfer, un vaisseau qui croise sur son chemin une planète fantôme, faire de matière noire, supposons-nous) et dans le tome « SF » des textes provenant indubitablement de la veine fantastique, ou fantasy, de Wolfe, comme Douce fille des forêts. Le recueil contient à nouveau trente-quatre nouvelles, très inégales en qualité selon moi, mais avec quelques chefs d’œuvre peu contestables. C’est donc essentiellement de ces derniers que je vais parler.
Parmi les textes très anciens de Wolfe qui figurent dans ce recueil, je ressortirai Eyebem (70) qui semble un commentaire critique au très scientiste I, robot d’Asimov. Ce récit, inhabituellement simple pour Wolfe, pourrait être du bon, et même du très bon Le Guin. Il faut noter que la supériorité évidente de l’humain sur l’androïde dans ce texte ne vient pas d’une position philosophique (ou scientifique de l’ingénieur mécanicien Wolfe) car l’auteur nous a donné de multiples fois des exemples d’IA (thème très à la mode ces derniers temps) plus extraordinaires les uns que les autres.
Mon livre (83) est une des nouvelles les plus courtes, les plus drôles, et les plus réussies de Wolfe. On pourra longtemps discuter de savoir s’il y a une histoire dedans. En fait, c’est probablement le seul grand récit de ma connaissance qui peut se vanter de ne posséder ni début ni fin et et peut-être même pas de milieu. Toujours dans le genre grotesque, L’homme sans tête (72) vaut lui aussi la peine d’être lu.
Dans le registre de l’Homme démiurge, du demi-dieu créateur, on trouve La femme qui aimait Pholus le centaure (79) et son pendant La femme qu’aimait la licorne (81). Ici, Wolfe reprend l’idée très en vogue à une époque qu’avec les découvertes génétiques, l’Homme allait pouvoir remanier le vivant à sa guise. Le centaure et la licorne des récits sont donc des OGM au sens fort du terme et non des créatures mythologiques. Malgré cet argument de SF, la tonalité des nouvelles se situe à mi-chemin entre le conte de fées et la detective story chère à Wolfe. Cependant, les deux textes restent très estimables.
Une autre detective story et sans doute un des petits chefs d’œuvre dont je parlais est le détective des rêves (80) qui est très explicitement un pastiche des enquêtes de Dupin d’Edgar Poe. Ici, Wolfe en profite pour laisser entendre le peu de bien qu’il pense de la psychanalyse. En effet, le plus grand problème d’une cliente éplorée de Dupin est qu’on trouve de tout sauf du sexe (de l’amour plus exactement) dans ses rêves.
D’autres nouvelles appartenant au genre fantastique se distinguent par leur construction et, je dirais, leur poli parfait, qui devrait leur valoir un jour de devenir des classiques : c’est le cas de Kevin Malone (82), d’un chalet sur la côte (81) ou de Suzanne Delage de 1980 (dans cette dernière, l’élément fantastique n’est pas facile à déceler et je l’ai peut-être seulement imaginé, à vous de voir).
Pour le côté science-fiction, je ressors particulièrement trois textes, dont deux ont été placés soit par erreur soit par un calcul éditorial qui m’échappe dans le volume consacré aux nouvelles fantastiques. La première est la précédemment citée, toutes les couleurs de l’enfer (87). La seconde est la plus belle femme du monde (88), qui se déroule sur une Mars apparemment terraformée (comme quoi même les idées de départ les plus absurdes peuvent donner de bonnes fictions) dans une ambiance clairement onirique. La troisième, qui donne son titre au volume de SF, de loin la plus ambitieuse aussi bien par sa taille (longueur d’une novella) que par la richesse de ses thématiques est aussi la moins parfaite des trois. Silhouette (75) aurait pu en effet être un pendant magnifique à la novella alien stones de son premier recueil si le personnage principal avait été plus convaincant dans son ascension finale au poste suprême, commandant du vaisseau.
On peut enfin remarquer la présence de quelques histoires d’horreur efficaces comme dans la maison de pain d’épice (87) et l’autre mort (88) ; bonnes donc, bien construites, mais mineures comme pour la plupart des histoires d’horreur de Wolfe.
Un fait qui apparaît aussi en parcourant cette courte liste des meilleurs textes de ce recueil charnière est qu’ils se situent presque tous dans les années 80 (bien qu’il contienne beaucoup de textes antérieurs). On peut également suspecter que les années 87 et 88 ont été encore particulièrement fructueuses pour Wolfe, alors que l’auteur avait déjà à l’époque commencé de descendre l’autre versant de la montagne. Et on verra dans la seconde partie de cette revue (qui sortira quand ma motivation sera suffisante et quand j’aurai fini de lire quelques volumes de sa dernière période) la confirmation éclatante que ce soupçon était parfaitement fondé.

Autre article de moi consacré à Wolfe : ici.