mardi 2 décembre 2014

De la bonne utilisation de la documentation dans une oeuvre de fiction



Si vous écrivez des histoires ou des scénarios, et plus encore si vous écrivez des histoires qui font appel à une grande part d’imagination, vous devrez nécessairement avoir recours à un moment ou à un autre à de la documentation. À la rigueur, vous pourriez vous en passer si vous écriviez des histoires qui se déroulaient toujours dans le cadre que vous connaissez le mieux. Mais cela risquerait alors d’être assez monotone. Donc nous pouvons considérer que la recherche de documentation est un élément nécessaire dans la préparation d’une histoire fictive (et même si elle n’est pas fictive). Et plus loin l’histoire nous entraînera  dans des contrées imaginaires, plus cette documentation devra être importante afin d’ancrer solidement le gros ballon dirigeable que vous tâchez de gonfler et d'envoyer juste là où vous voulez. Autrement, vous vous perdrez rapidement dans un ciel sans règles ni limites autres que celles de votre arbitraire et vous perdrez le lecteur avec. C’est une question d’équilibre et de contrepoids. Par exemple, si vous désirez raconter une histoire se déroulant dans le cadre d’un vaisseau interstellaire, comme on a pu en avoir un exemple récent sur les écrans de cinéma (film dont, comme dirait Cervantès, je préfère oublier le nom), vous avez intérêt, sauf si vous êtes professeur d’astrophysique, et si vous avez pour cible un public ayant dépassé l’âge de sept ans, à vous renseigner un minimum sur la question. Ou bien vous ne serez pas crédible. Et la crédibilité, ou, si vous préférez, la crédulité du lecteur, est la clé de tout le reste. Et c’est bien le point : la documentation dans une fiction n’a qu’un seul but, le même que tous les autres ingrédients composant votre histoire : faire que vous soyez cru.

Il y a deux grands types d’erreur à ne pas commettre avec la documentation.

La première est de vous noyer dedans et votre lecteur avec. Ne perdez jamais le but de vue : ce n’est ni un concours d’érudition ni un manuel de construction ni une carte Michelin des pérégrinations de votre héros qu’on vous demande. Un exemple illustre de ce qu’il ne faut pas faire — mais réalisé dans ce cas avec un talent certain et une originalité non moins certaine — est Salammbô de Flaubert. Un exemple tout aussi illustre de ce qu’il faut faire est Guerre et Paix de Tolstoï dans sa description des campagnes napoléoniennes, vues du côté russe. Tourgueniev faisait remarquer qu’en réalité Tolstoï ne savait pas grand-chose de Napoléon. Mais il notait aussi que les éléments descriptifs apparemment anecdotiques semés par Tolstoï au fil du texte étaient si bien choisis que le lecteur avait l’impression que l’auteur savait tout de l'empereur et avait pour ainsi dire passé sa thèse dessus. Voilà l’essentiel : choisir ce qu’on doit garder. Méfiance encore car cette érudition toute nouvelle que vous venez d’acquérir en potassant la question est d’autant plus séduisante qu’elle est… neuve justement. Et donc superficielle. Méfiance car le lecteur qui lui sait de quoi vous parlez verra facilement à travers le vernis votre niveau réel, plus proche du cours élémentaire. Vous obtiendrez alors le résultat inverse de ce que vous cherchez : l’incrédulité. Et c’est ici que j’arrive à la seconde erreur.

Récemment, j’ai lu une histoire de SF bien écrite, intéressante, prenante même, et qui pourtant a failli me tomber des mains à peine commencée. L’histoire narre les démêlés sanglants d’un homme venu s’exiler au fond des bois après un double échec, professionnel et familial (il est en cours de divorce) avec une bande de petites femmes brunes tout droit sorties d’un vaisseau spatial venu s’écraser sur un lac gelé. A un moment, l’homme sort de sa cabane en rondins dans une neige épaisse et qui continue à tomber. Sa réserve de bois est presque à sec et il va donc couper du bois de feu. Il est évident que l’auteur s’est soigneusement documenté sur la question de la vie dans les bois, de la chasse, des fusils et carabines, de comment construire un feu, etc. Néanmoins il veut trop en faire et commet une petite erreur. Passons sur le fait que son héros s’y prenne au pire moment pour aller couper son bois, juste avant une tempête de neige, bois qui de toute évidence sera vert et peu combustible ; après tout ce n’est pas un vrai homme des bois, c’est un citadin, un ingénieur venu se mettre au vert (ou au blanc en fait) : il peut ignorer ce genre de choses. L’auteur nous dit que pour couper son bois, il emporte avec lui une hache, une tronçonneuse, un merlin et un coin. En effet tous ces outils sont utiles pour couper et/ou fendre du bois : il s’est bien documenté sur la question. Mais il veut être trop précis sur un sujet qu’il connaît mal. Car s’il y a une chose que son personnage ne peut ignorer, contrairement à lui, c’est qu’on n’utilise pas une hache et un merlin. C’est soit l’un soit l’autre et de préférence le dernier. Si vous avez un merlin et une tronçonneuse, inutile d’avoir une hache. Pas un bûcheron, même amateur, même un peu novice, ne pourrait agir de cette façon. Si l'auteur avait réellement fendu du bois une seule fois dans sa vie, il saurait que la hache est inutile dans ce cas précis : pas un bûcheron ne coupe un arbre avec une hache s’il dispose d’une tronçonneuse, même le plus écolo, et s’il dispose d’un merlin, qui lui sert aussi à enfoncer les coins, il prendra le merlin,  pour fendre, jamais la hache. Qui plus est dans une neige épaisse et lourde comme décrite par l’auteur quand on sait le poids d’un merlin, d’une hache et d’une tronçonneuse. C’est un tout petit détail mais qui illustre bien la perte de crédulité qu’on peut atteindre en voulant trop bien faire ou en voulant paraître plus savant qu’on ne l’est en réalité.
Mon conseil : si vous devez écrire une histoire dans un cadre que vous ne connaissez pas ou mal, limitez au maximum les détails techniques, dont l’intérêt échappera d’ailleurs à la majorité des lecteurs et qui dérangera profondément les quelques autres, ceux qui se trouvent justement connaître d’expérience le sujet (même si on peut supposer raisonnablement que cet auteur n’a pas trop de bûcherons et de trappeurs parmi son lectorat).

Ajout de 2024: je m'aperçois que j'ai omis le nom de la novella dont il est question: il s'agit de "The Ziggurat" de Gene Wolfe, qui fait partie du recueil "Strange Travellers", non traduit à ce jour en français (et c'est dommage mais pas étonnant).

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