James Tiptree Jr. : au travail |
Cet article ne m'a pas
été suggéré par la lecture du 1984 d’Orwell ou du Brave New World de Huxley, les sommets incontestés de la littérature
dystopique, mais par l’œuvre que James Tiptree Jr a produite
entre 1968 et 1977, soit durant une petite décennie. Ou peut-être
plus précisément par James Tiptree Jr elle-même. En effet James
est une femme. Alice B Sheldon est son nom d'état civil, son dernier
nom marital. Elle est aussi une féministe (ardente par définition),
une gauchiste, une écologiste, aux tendances néo-luddites, ce qui
explique peut-être, mais seulement en partie, pourquoi sa vision du
monde est d'un noir sans mélange. Mais surtout elle est un sacrément
bon écrivain, probablement un des plus vivants, un des plus
intéressants de la seconde moitié du siècle dernier, dans le petit
monde de la SF et au-delà (comme dirait un certain astronaute).
La dystopie est une
sorte de maladie littéraire qui s'empare des grands traumatisés de
la vie. Il y a de la dyspepsie là-dedans, quelque chose de
terriblement coincé et qui lorsqu'il sort fait très très mal. En
gros, la dystopie est une société basée sur un système de pensée
et de lois unique, qui doit, de gré ou de force (et donc de force
dans la pratique) régir la vie sociale et même privée de tous,
avec pour effet le malheur de ceux qu'il gouverne, ou tout au moins
d'une très grande partie. Comme on le voit, la première partie de
la définition s'appliquerait aussi bien à une utopie. Il serait
d'ailleurs assez aisé d'argumenter qu'en réalité il n'existe
aucune différence entre les deux. L'utopie des uns est la dystopie
des autres. Ou pour le dire autrement, n'importe quel système
politique basé sur n'importe quelle idée, même les plus
politiquement correctes, poussé jusqu'à l'extrême, produit au bout
d'un temps plus ou moins long une dystopie. Une utopie est une
dystopie qui ne s'est pas encore dévoilée.
Naturellement, par
définition, le système est plus fort que l'individu dans toute
dystopie qui se respecte (trait qu'elle partage encore avec
l'utopie). Beaucoup plus fort. Dans une dystopie, la loi vous dicte
vos actes, vos paroles et même parfois vos pensées : la
fameuse double pensée enseignée par Big Brother. Il y a bien sûr
quelques déviants, quelques insurgés, quelques héros ―
tout dépend de quel bord vous vous trouvez ―
qui se lèvent pour lutter contre
mais ils sont sans
exception écrasés, pervertis ou récupérés par le système, et
parfois les trois comme dans 1984. Il n'existe pas d'échappatoire
dans une dystopie. Et c'est bien naturel en
vertu du premier principe que j'ai rappelé plus haut.
Leurs auteurs ne
croient pas à l'histoire du grain de sable qui fait dérailler la
machine ; ils oublient même que ces systèmes politiques aussi
inhumains et totalitaires soient-ils ont été pensés et construits
par des individus, et que ce qu'un individu a pu faire, un autre peut
sans doute le
défaire. Ce sont des gens qui ne voient dans la réalité que les
mauvaises nouvelles, les trains qui n'arrivent pas à l'heure, qui
croient que la politique est plus fort que tout ; bref
ce sont, par exemple, des journalistes.
Et
comme ils donnent la suprématie au système, les personnages qui
peuplent leurs lugubres machines à broyer sont généralement ternes
et peu mémorables. Même les bourreaux dans ce genre d'histoires
sont pour la plupart dépourvus des splendeurs hautes en couleur du
méchant satanique. Rien d'étonnant : eux aussi sont soumis à
la machine qui les dirige, qu'elle se nomme Big Brother ou autrement.
Peut-être pourrait-on exclure le héros du Fahrenheit 451 de
Bradbury mais j'avoue n'avoir aucun souvenir de ce personnage alors
que je me rappelle assez bien de certaines scènes, en particulier la
scène nocturne de la fuite par le fleuve. Le style est introverti,
sobre, factuel, journalistique, sans grands effets, très peu
lyrique. La force de la dystopie se trouve dans son analyse
minutieuse des rouages d'une société, dans l'enchaînement
implacable de sa barbarie policée, dans l'écrasement programmé de
la moindre parcelle d'espoir qui resterait au lecteur quant à la
bonté ou à la grandeur de l'Homme.
James Tiptree Jr devant sa planche à dessin |
La
description que je viens de faire ne correspond que de loin à la
littérature de James Tiptree Jr. sauf pour l'ultime point noté (il
suffirait pour être tout à fait exact de remplacer l'Homme avec
majuscule par l'homme). James Tiptree est un auteur particulièrement
lyrique, extraverti, violemment sentimental, au langage fleuri (de
gros mots souvent), ayant recours à des effets de style aussi variés
que puissants. Ses personnages principaux, surtout féminins, sont
saisissants et réellement mémorables pour quelques-unes. En
revanche, l'analyse de leurs motivations comme la description de la
société dans laquelle ils (ou plutôt elles) évoluent est faible,
sans nuance, grossière, caricaturale parfois. James Tiptree n'est
pas un auteur à idée même si elle en a beaucoup et ne manque
jamais de nous le faire savoir. C'est un auteur aux émotions à
fleur de peau, qui prend volontiers ses sentiments pour des idées,
qui plus est des idées d'ordre général, ce qui l'égare quand elle
s'écarte de son sujet, à tous les sens du terme, c'est-à-dire
elle-même, ce sentiment mêlé, contradictoire et indescriptible qui
l'habite en permanence. Et rien que pour ça, on pourrait soutenir
qu'elle n'a jamais écrit à proprement parler de dystopie. Son monde
est trop chaud, brûlant même.
Pourquoi
alors intituler cet article les dystopiques de James Tiptree Jr., me
direz-vous ? Parce que si aucune de ses histoires n'est
précisément une dystopie, sauf peut-être en une ou deux occasions,
il est en revanche évident que, au moins du point de vue de
l'auteur, elles ont toutes sans exception pour cadre une dystopie,
plus suggérée que vraiment décrite. Le simple fait de devoir vivre
avec des hommes, des mâles, semble parfois suffisant à faire du
monde une dystopie pour les personnages féminins de Tiptree. C'est
clairement le sens de sa nouvelle la plus célèbre The women men
don't see, ou les deux personnages féminins préfèrent s'enfuir
avec des extraterrestres monstrueux et inconnus, dont elles ignorent
les intentions, que rester en compagnie des hommes, pourtant
représentés en l’occurrence par deux spécimens qui sont loin
d'être les plus antipathiques de nos congénères.
Le
texte le plus emblématique de Tiptree, et le plus célébré avec la
nouvelle sus-mentionnée, quoique pas forcément aussi abouti que
d'autres, s'intitule Houston, Houston, do you read ?
Remarquablement, l'auteur commence par le donner comme une utopie.
Trois astronautes mâles ont un accident lors d'une mission
consistant à faire le tour du soleil. Une éruption atteint leur
vaisseau et pour une raison sur laquelle l'auteur ne s'étend pas (on
la comprend), celui-ci est projeté dans le futur, trois cents ans
plus tard. Quand ils réalisent le problème, en appelant Houston,
leur centre de contrôle terrestre, c'est l'accablement le plus
total. Non seulement ils ont perdu un an de leur vie dans cette
minuscule boîte à conserve, mais tout a disparu, leur vie, leur
femme, leurs enfants et même la Terre d'une certaine façon, ravagée
par une étrange épidémie. Ils sont finalement recueillis par un
autre vaisseau d'exploration, de l'année 2270 disons, où l'équipage
est entièrement féminisé, à une exception près semble-t-il. Il
faut dire ici que les personnages masculins sont donnés comme
sympathiques, courageux, compétents, sommes toutes des astronautes
américains normaux, surtout deux d'entre eux, le troisième, celui
par qui on regarde les événements se dérouler étant visiblement
très perturbé, même avant l'accident. En fait, ce dernier,
Lorimer, malgré son poste de scientifique de bord, est tout dans
l'émotion, contrairement aux deux autres, ce qui ne semble guère
correspondre à un scientifique, à un astronaute et à un mâle
américain moyen (et à un mâle tout court).
L'équipage
du vaisseau de 2270 leur révèle la vraie nature de leur société.
Tous les hommes ont disparu suite à l'épidémie, car les femmes
n'engendraient plus que des filles, ou plus exactement seules les
filles étaient viables. Après la stérilisation totale de l'espèce
due à l'absence de reproducteurs, leur nombre total est tombé à un
million. Elles avaient alors décidé de se cloner afin de perpétuer
l'espèce. Même l'élément apparemment masculin de l'équipage
s’avère en fait une fille dotée d'hormones masculines qui
« l'androgènise » afin d'exécuter les tâches réclamant
le plus de muscle. Ce monde asexué semble toutefois merveilleusement
épanouissant. Tous les membres de l'équipage sont gais, frais,
candides, simples, francs, sympathiques, ne rêvant que de paix et
d'harmonie. Leur société ne connaît plus la guerre, la violence,
les destructions, les inégalités et injustices de tout genre. Elles
n'ont ni chef ni gouvernement, écoutent sagement les conseils de
leurs aînées.
Justement,
l'une de ces anciennes va tout de suite les avertir du grand péril
qu'elles courent en recueillant ces trois astronautes, des hommes.
Elles prennent leurs précautions. Et malgré toute la candeur et la
franchise de ces femmes, elles commencent par droguer les trois
rescapés à leur insu. La drogue a pour effet de libérer leurs
inhibitions, révélant ainsi le fond de leur pensée. Et ce fond
n'est vraiment pas très beau. Le premier, un bon gars du Texas
toujours en train de plaisanter, croyait-on, se jette sur une des
plus jeunes astronautes et la viole, tout en annonçant son intention
de devenir le maître du monde : un million de chattes à lui
tout seul ! Cependant même cela était prévu par ces filles
pas du tout naïves tout compte fait (puisqu'il est donné pour
certain que la première pensée d'un homme, même sympathique, en
voyant une fille est de la violer) qui ne manquent pas de récupérer
le sperme précieux quand le bavard a enfin terminé de s'épancher.
Il semble en effet qu'elles aient besoin de régénérer leur
société, devenue trop pauvre génétiquement parlant, et bien sûr
pour ça, il faut des gamètes mâles. Ce sera la seule utilité de
l'astronaute numéro 1. Le second, un père de famille nombreuse,
pieux et le plus solide des trois moralement, se révèle encore plus
fou et décide lui aussi de devenir le maître du monde afin
d'inculquer les vrais principes bibliques à ces dégénérées. Il
sera tué lui aussi. Quant au numéro 3, Lorimer, le mâle douteux,
il se contente de regarder et, apparemment, de prendre des notes.
Néanmoins, sa turgescence suspecte devant la scène du viol le
trahit et le condamne. Il sera vraisemblablement euthanasié lui
aussi, mais en douceur et avec le sourire, après sans doute qu'on
ait récupéré ses précieux gamètes.
Comme
je l'ai dit, le sens de la nuance et la justesse des idées ne sont
pas le point fort de Tiptree. Leur simplisme et leur grossièreté
sont même rarement vus à ce niveau d'écriture. Car James, ou
Alice, écrit remarquablement bien : une styliste de première
force. Une sincérité certaine aussi avec ses excès. Ce qui frappe
dans ses nouvelles, c'est leur intensité, quelque chose de brûlant
qui vous pousse à continuer malgré toutes les balivernes qu'elle
nous chante.
C'est
un esprit qui nous parle, avec ses étranges méandres pour se faire
aimer, sa musique unique, et c'est tout ce qu'on demande à la
littérature.
En
1977, la véritable identité de James Tiptree Jr. fut percée à
jour. On découvrit que James était une femme, mariée, plus très
jeune, malade et cela désola ou désenchanta nombre de
gens. L'intérêt de ses lecteurs déclina. Mais le plus mystérieux
est que la perte de son anonymat marqua une soudaine et réelle
baisse de qualité dans sa production littéraire. James Tiptree
résuma la situation avec son style lapidaire et élégant :
« Maintenant, je ne suis plus qu'une vieille femme de Virginie
qui raconte des histoires ; toute la magie a disparu. »
James Tiptree Jr. : une enfance dorée de la grande cité de Chicago jusqu' à la savane africaine |
Toutes les nouvelles auxquelles j'ai fait référence dans cet article peuvent être trouvées dans ce recueil quasi idéal intitulé : Her smoke rose up forever. Les photos sont extraites de la biographie de Julie Phillips James Tiptree Jr.: The double life of Alice B Sheldon.
Un très bon article sur les livres de Tiptree, en anglais, ici.
Vous pouvez télécharger gratuitement l'article ici.
Autre article de ma part sur le même auteur ici.
Sur le même sujet, la dystopie (ou l'utopie), voir les articles :
- Gene wolfe : ici
- James Crowley : ici
- George Orwell : ici
Un très bon article sur les livres de Tiptree, en anglais, ici.
Vous pouvez télécharger gratuitement l'article ici.
Autre article de ma part sur le même auteur ici.
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