jeudi 22 octobre 2015

Les personnages ou l'intrigue : il faut choisir

    Tout écrivain débutant est amené assez rapidement à découvrir cette ennuyeuse réalité : si vous privilégiez les personnages dans vos histoires, l'intrigue en pâtit et inversement si vous privilégiez l'intrigue. C'est fromage ou dessert, rarement les deux, pour ne pas dire jamais. Et si vous refusez de choisir, vous risquez fort de n'avoir ni l'un ni l'autre au bout du compte.
    Généralement un écrivain choisit une fois pour toutes si ce sera fromage ou dessert et s'y tient durant sa carrière littéraire, par goût ou par nécessité, ou plus probablement par un mélange des deux. Néanmoins, il existe des grandes tendances qui dépassent largement le cadre individuel. Ainsi, on peut dire que les anglo-saxons ont tendance à choisir dessert, l'intrigue, quand les francophones sont plus nettement fromage. Cette grande tendance est bien illustrée à mon sens par deux écrivains œuvrant dans la littérature populaire, à peu près contemporains et dans un genre similaire, Agatha Christie d'un côté, Georges Simenon de l'autre. La première donne la priorité à ses intrigues, toujours complexes, imaginatives, aux ressorts efficaces et parfois très astucieusement concoctées tandis que ses personnages ont à peu près l'épaisseur d'une carte à jouer, juste à peine moins superficiels que Docteur Olive ou Colonel Moutarde. L'écrivain belge en revanche n'est pas très loin de bâcler ses intrigues ; si vous interrogez un lecteur sur ce qu'il a retenu du dernier Maigret qu'il a lu, ce ne sera probablement pas l'histoire mais plutôt des personnages ; toute la richesse, la complexité, l'originalité contenues dans sa série des Maigret se trouvent en effet localisées dans ses personnages. Et ce penchant se retrouve chez les écrivains de plus grande classe, avec quelques exceptions toutefois. Stevenson, Poe, Conrad, Chesterton, Wolfe (Gene, pas Tom), Kipling, London privilégient certainement l'histoire au détriment de leurs personnages. Balzac, Flaubert, Maupassant, Rousseau incontestablement, Proust, Céline ou Zola mettent davantage dans leurs personnages que dans leurs intrigues. Certains cas sont plus difficiles à trancher : de quel côté sont James, Le Fanu, Melville ? D'autres sont franchement à rebours de la tendance qui prévaut dans leur pays : Leroux chez nous, la plupart des grands écrivains femmes anglo-saxons.
    Il y a au moins deux questions qu'on peut se poser. La première est celle ci : est-ce que privilégier l'intrigue se fait nécessairement au détriment des personnages et inversement ? Ma réponse est globalement oui. Cela ne signifie pas que vos personnages seront forcément inintéressants si votre intrigue est passionnante ou que votre intrigue sera banale ou bancale si vos personnages sont mémorables — ce serait même impossible car un personnage littéraire ne peut vivre sans une histoire suffisamment bonne pour le supporter de même qu'une histoire ne peut convaincre sans personnages suffisamment crédibles pour la conduire. Le mot important dans la phrase précédente est bien sûr suffisamment. La seconde est comment est-ce que cela se fait ? La réponse est relativement simple. Dans toute histoire de fiction, le champ des possibles se réduit à chaque fois que l'écrivain fait un choix, emprunte une direction plutôt qu'une autre. Au début, l'horizon des possibles est total, infini. À la fin, il est généralement réduit à un fil. Faites passer d'abord la personnalité de votre personnage et c'est elle qui déterminera un champ d'actions possibles pour ce personnage ; et plus ce personnage est approfondi, plus ce champ d'action se précise et se réduit, contraignant ainsi fortement l'intrigue sous peine d'invraisemblance grave. Réciproquement, faites passer l'intrigue en premier et c'est elle qui conditionnera la personnalité de vos personnages qui ne deviendront d'une certaine façon que les faire-valoir de l'intrigue. Si vous ne le faites pas, ce sera pire : on ne vous croira pas. Et rappelez-vous qu'en art, comme en magie, il n'y a qu'une règle d'or : être cru.
    Naturellement, ce n'est pas toujours aussi tranché que je le dis et des nuances sont permises entre le blanc et le noir, ou pour reprendre mon image de départ, entre fromage et dessert.Ce qui est à peu près sûr, c'est qu'il y a une balance entre les deux et que plus vous mettrez de poids dans un des plateaux, plus l'autre s’allégera. Car il y a une vérité dont on ne peut pas se sortir : la fiction littéraire est une invention humaine, une forme élevée du mensonge ; elle est donc limitée parce qu'elle est humaine, imparfaite parce qu'elle est mensonge.

3 commentaires:

  1. Très intéressant.
    Ma réflexion personnelle sur le sujet : tout dépend du type de roman.
    - Science-fiction : l'intrigue prévaut : découvertes de mondes particuliers, exploration, technologie, etc ... Mais s'il y a un personnage dont le caractère ressort, il en va d'autant mieux.
    - Polar : On pense immédiatement à Sherlock Holmes, Hercule Poirot, ou Maigret, entre autres. Là, le personnage est important, car c'est leur manière d'être, leurs manies, leurs obsessions, leur façon de s'exprimer et d'agir, et même leurs goûts personnels qui jouent. Bien sûr, ils évoluent dans des intrigues bien conçues et originales que le lecteur suit en cherchant avec le personnage et son entourage.
    - Romance : Là, c'est le personnage qui compte, car espérance, amours contrariées ou non, états d'âme ... Bof ! On connaît ! Mais s'il évolue dans un contexte sortant de l'ordinaire, c'est un plus.
    Voilà mon opinion, tout à trac.

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  2. J'oubliais : j'adore l'expression "fromage ou dessert" ! Mais je trouve que les personnages d'Agatha Christie ne sont pas si pâles, les manies d'Hercule Poirot servent l'intrigue (voir les huis clos comme "Le Crime de l'Orient-Express"). Et quant à Sherlock Holmes ... on peut dire qu'il magnifie l'intrigue !
    Pour les romans, il y a ceux où "il se passe des choses" (les aventures)(London) et ceux où "on vit les choses" (tranches de vies)(Balzac).
    Voir le cinéma : Claude Sautet contre Cecil B.De Mille ? (je sais, je compare la carpe et le lapin !).

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  3. Je suis ou disons j'étais aussi un grand amateur de Conan Doyle et de son personnage fétiche (pas seulement) mais c'est bien la qualité des intrigues qui m'attirait. Pareil pour Agatha Christie. Leurs héros sont des réussites d'une certaine manière mais je trouve que ce sont surtout des tics qui les portent plutôt que des personnes qui portent des tics.
    Je ne fais pas la distinction que vous faites selon les genres mais trouve plutôt qu'on a les deux types représentés dans chaque genre, comme en SF, que je connais bien. Si vous désirez lire des écrivains "à personnages" dans ce genre, je pourrais vous citer Sturgeon, Tiptree, Crowley (Engine Summer dans la version originale, par exemple). Parmi les écrivains oeuvrant dans le fantastique, Maupassant est pour moi le parfait écrivain "à personnages" (quand il est bon mais il est presque toujours excellent dans ce genre).

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