dimanche 22 septembre 2024

Le parti de l’Extrême-Cintre—Marx, un soixante-huitard très précoce—Les quatre cavaliers de l’Eurocalypse

    

    Comme on peut le deviner au titre hétéroclite, cet article est en fait un florilège de nos réflexions géniales, certes, mais pour une fois très modestes et sans grand lien entre elles. Ceci n’est donc pas un article, pour paraphraser Magritte.

    Le parti de l’Extrême-Cintre
    Le parti Centriste, en politique, peut se définir par le fait qu’il vise toujours le cadre (le but comme on dit chez les footballeurs). Ce sont des gens de bon sens puisqu’il est incontestable que si on veut marquer des buts, il faut viser à l’intérieur du cadre. Ou pour le dire autrement, on ne peut espérer marquer si on tire à côté ou trop haut. Néanmoins, l’excès de bons sens chez des gens qu’on pourrait appeler les Extrêmes-Centristes fait qu’ils visent toujours le centre du but, ni à gauche ni à droite ni en haut ni en bas, c’est-à-dire qu’ils visent là où se trouve généralement positionné le gardien. Notez qu’ils ne visent pas l’espace situé entre ses jambes, ce qui fait souvent mouche, mais bien à mi-hauteur, en pleine poitrine. Si on ajoute ce fait à l’absence totale de surprise qui les caractérise, il ne faut pas s’étonner que les Centristes marquent rarement de but. Toutefois, leur bon sens a raison sur un point : si le gardien se troue (chose rare à se niveau) ou s’il est parti momentanément à la buvette et que le but est vide, alors ils vont marquer.
    Macron, Von Der Layen et leurs semblables ainsi que que tous leurs prédécesseurs — et on peut remonter au moins jusqu’à Chirac et ses dream teams consécutives — sont réputés appartenir au camp du Centre. On se demande bien pourquoi. En effet leurs politiques se distinguent précisément par le fait qu’elles sont à peu hermétiques à tout bon sens. Ce sont des gens qui non seulement visent en dehors du cadre, trop haut ou à côté, mais réussissent bien souvent à tirer dans leur propre but. Il faut admettre que leurs actions sont parfois, souvent en fait, absolument spectaculaires, des lobs parfaitement dosés sur leur propre gardien, des retournées depuis le milieu du terrain, des coups de billards si savants que même les calculs des supercalculateurs échouent à les reproduire, des trajectoires de boomerang qu’on croirait physiquement impossibles avant de les avoir vues. Comme tout spectateur de foot le sait, les buts les plus beaux, les plus incroyables, les plus prodigieux sont des buts contre son camp. Néanmoins, comme ces buts prodigieux sont comptés pour l’adversaire, cela leur enlève beaucoup d’intérêt, surtout si on est supporter de l’équipe qui marque régulièrement ces buts contre son camp. On pourrait même qualifier ces rois de l’inversion d’insensés et ce sans aucune exagération. C’est pourquoi nous proposons d’appeler dorénavant le parti unique de Macron, Von Der Layen, Scholz, Starmer et Cie le parti des Extrêmes-Cintrés.

    Marx, un soixante-huitard très précoce
    Le soixante-huitard type se caractérise par son état d’éternel étudiant, son absence de goût et de compétence pour le travail, je veux dire le vrai travail qui produit quelque chose de concret au bout du compte, et son absolue conviction qu’il peut et doit néanmoins apprendre la vie à ceux qui travaillent pour de vrai. C’est un donneur de leçon né. Enseigner la classe laborieuse, grâce à leur longue expérience de l’étude du travail, tel est le but général de ces grands allergiques au travail. Marx répond parfaitement à cette description qu’on résume souvent sous le terme évidemment laudateur de bourgeois bohème, bobo pour les intimes. Il avait seulement un gros siècle d’avance sur tout le monde. Marx n’a jamais franchi le seuil d’une usine, même en tant que visiteur, et encore moins — faut-il le préciser — en tant que travailleur. Il n’a jamais fréquenté ni de près ni de loin un spécimen d’humanité pouvant rentrer dans la case prolétaire ; sa seule connaissance avérée du sujet lui a été fournie par ses lectures de Proudhon. Cela ne l’a nullement empêché de passer l’essentiel de sa vie à prêcher pour la classe laborieuse, à enseigner quelle politique, quelle économie sont bonnes pour elle. Marx est l’archétype du philosophe du pont dunette qui parle de (et non pas à) l’homme du fond de la cale. Il est aussi une sorte de reflet inversé de Rousseau, qui tout aussi bizarrement, et plus masochistement, s’était mis dans la tête d’enseigner la vie à la grande bourgeoisie et à la noblesse, lui qui était pourtant indéniablement fils de travailleur et qui est resté prolétaire jusqu’au bout (car lorsque vous prenez le même prix à la page pour vos essais philosophiques que pour vos copies de partition musicales, le vrai métier de Rousseau, on peut dire que vous êtes un écrivain prolétaire). Le trait commun de ces deux philosophes politiciens est qu’ils enseignent tout particulièrement les sujets pour lesquels ils n’ont justement aucune pratique reconnue, le travail pour l’un, l’éducation des enfants pour l’autre, et en plus à des gens qu’ils connaissent très mal ou pas du tout. Notre conseil de prudence : ne prenez les bonnes paroles des gens concernant des sujets où ils n’ont pas de ‘skin in the game’ qu’avec les plus longues pincettes.
    Bien, voilà qui est dit, mais nous n’en avons pas encore tout à fait terminé avec Marx. Pour les raisons que nous venons d’énoncer trop lapidairement, Marx est un génial usurpateur en politique, en économie, et peut-être même en Histoire. Il n’est pas le seul qui a connu ce succès bien mérité. Toujours chez les Allemands, Nietzsche est lui le génial usurpateur de la philosophie mondiale. Et Freud, grand analyste littéraire nous dit-on, est le génial usurpateur dans le domaine de la médecine. Avec Darwin, autre usurpateur grandiose de la science, nous obtenons les quatre cavaliers de l’Eurocalypse actuelle. Cela leur a pris un peu de temps pour répandre leur vague en ondes concentriques de plus en plus en plus grandes et transformer la culture et la société européenne en champ de ruine mais ils sont maintenant sur le point d’accomplir leur glorieuse mission. Bravo à eux. Nous tenions à les féliciter, nous qui sommes pour une forte réduction des populations, surtout de celles qui travaillent, et donc des gaz sataniques afférents.

    PIB, l’indic aux tuyaux pourris.
    Dernièrement, nous écoutions une émission où un jeune agent de la Matrice, branché et cloué a vie sur son fauteuil probablement troué (on espère pour lui) interviewait Alasdair Macleod. Macleod est Britannique, ce qui en général est un mauvais point, pire encore s’il est Ecossais, mais qui lorsqu’on cause de finances au niveau international (et non de vos économies sous votre matelas dont nous nous contrefoutons) est un gros avantage vu que personne ne peut mieux connaître les rouages de la finance mondialisée que ceux qui en sont à l’origine. C’est toujours la même histoire : si vous voulez un vrai bon flic, embauchez un ancien gangster ; si vous voulez un vrai bon ami des bêtes, embauchez un ancien braconnier ; si vous voulez un vrai connaisseur en capitalisme sans foi ni loi, embauchez un ancien banquier anglo-saxon. Macleod ne paie pas de mine, surtout comparé à son jeune interviewer qui semble sorti d’un salon de beauté : il est vieux, il n’a plus guère de cheveux, il a un gros nez rouge qui sent l’alcoolique non repenti et il est à peu près aussi beau que Mister Magoo. Mais c’est quelqu’un qui a appris à réfléchir il y a sans doute des décennies de cela et qui a gardé le bon réflexe. De plus, comme je le sous-entendais, c’est un ancien banquier, un ancien trader aussi, c’est dire qu’il réunit toutes les compétences du gangster financier international. Eh bien dans cette émission, il expliquait en termes simples comment et pourquoi le PIB est devenu une mesure pour le moins inadéquate, une simple fiction, mais une fiction très utile pour le monde occidental. Le PIB nominal est l’indicateur préféré de ces économistes agents de la Matrice que vous pouvez régulièrement apercevoir dans votre écran TV (le PIB par parité de pouvoir d’achat est un peu mieux mais on continue d’ajouter des vides avec des pleins comme si les vides étaient des pleins). Cela se comprend car il permet à ces doctes escrocs de vous assurer qu’un vide est un plein, qu’une soustraction est une addition, qu’un signe moins est un signe plus. En gros, Macleod estime qu’on peut égaler la taille du PIB d’un pays occidental à la quantité de dettes ou de crédits qu’il détient. Et comme ces crédits ne sont nullement alloués à des investissements productifs mais servent à augmenter encore plus de dépenses improductives et enfler toujours davantage les cours de la Bourse pour le (gigantesque) bénéfice de quelques-uns, son rapport avec la puissance économique réelle d’un pays est dangereusement proche de zéro. Par puissance économique réelle, il faut entendre tout ce qui sert à produire un bien matériel ou intellectuel utile à la société. Basiquement, il s’agit de l’agriculture (sans quoi il n’est même pas utile de discuter du reste), de l’extraction de matières premières (le fait de posséder des matières premières n’a aucun intérêt si elles ne sont pas extraites et tous les pays ne sont pas capables d’extraire leurs matières premières — suivez notre regard), de la production d’énergie, de la production industrielle et enfin de la capacité militaire. Certains à l’esprit plus fin que nous avanceraient même que le dernier indicateur suffit puisqu’il implique les quatre autres. De même, il n’est pas utile de rajouter dans ce calcul les poids des infrastructures, de l’Administration, de l’Éducation (en réalité, Instruction serait plus correct) ou de la Santé puisque ces domaines sont nécessairement impliqués par les cinq premiers (les guerres sont souvent à l’origine des plus grands progrès en médecine). L’idée que l’on peut atteindre un grand savoir-faire technologique sans médecine ou instruction de niveau comparable est une fantaisie scénaristique digne de ‘La Guerre des Mondes’, où des extraterrestres capables de voyager à travers la galaxie et possédant des armes surpuissantes ignorent qu’il existe des vilaines bêtes microscopiques porteuses de maladies, en particulier pour les organismes étrangers. D’une certaine manière, on peut dire que la guerre est l’étalon ultime pour mesurer les vraies forces d’une nation (ou d’une planète dans le cas du roman de Wells), de son économie, de ses liens sociaux, de ses politiques, de sa population, de sa culture. Il est évidemment dommage qu’il faille en arriver là pour remettre les pendules à l’heure mais il semble que ce soit le seul moyen efficace en ce bas monde.

    Le ‘peak oil’ que personne n’a vu venir.
    Nous disions ci-dessus que le premier pilier d’une économie était l’agriculture. En effet, il n’est pas utile, je pense, de démontrer cette affirmation que si vous avez le ventre vide, toutes les autres questions deviennent quelque peu futiles et pour tout dire inintéressantes. On nous prédit depuis au moins un demi-siècle le peak oil pour nos sociétés très gourmandes en énergie, de préférence bon marché, et il n’y a pas d’énergie en ce monde plus idéale que le pétrole. Son surnom d’or noir est absolument mérité. Nous aimons dire d’ailleurs que le pétrole est la huitième merveille de l’univers, juste un peu après l’eau. Eh bien ce peak oil sans cesse annoncé n’a pas eu lieu. En revanche un ‘peak oil’ qui n’a pas été annoncé et qui est bel et bien arrivé, dans l’indifférence quasi générale, tout du moins des médias de la Matrice, est celui de l’agriculture. Notre agriculture, à nous les ‘riches’, pas celle du Sud Global qui semble loin de l’avoir atteint. Peut-être avez-vous entendu parler des ‘petits’ problèmes qu’ont rencontrés les agriculteurs français cette année, ce qui les rend très tristes, nous voulons dire un peu plus que d’habitude. Peut-être, sûrement, vous a-t-on dit que c’était de la faute de la météo exécrable, ou plutôt en novlangue, la faute du dérèglement climatique. Et certes la météo pluvieuse de cette année (depuis la mi-octobre 2023 en fait) a été très préjudiciable pour les céréaliers en particulier mais ce n’est que le catalyseur d’un phénomène en cours beaucoup plus vaste et beaucoup plus durable. Tous les pays occidentaux, y compris les USA, sont en train de voir leur production totale ou leurs exportations en volume de dollars ou même les deux, diminuer régulièrement depuis quelques années. Et ce n’est que le début. Nous parions que tous les secteurs de l’agriculture vont être impactés dans les années qui viennent : céréales, oléagineuses, maraîchage, vergers, élevages, lait, viande, œufs. La météo ou le climat n’aura rien à voir avec le phénomène, si ce n’est d’atténuer ou d’accélérer la tendance selon les années (qui se suivent et ne se ressemblent pas). Et naturellement, les fermes vont fermer. Dans dix ans, nous, habitants de la France, pays d’agriculture s’il en est, devrons acheter à l’étranger les produits de base pour nourrir la totalité de la population. Ou bien nous revendrons nos terres arables à des étrangers, ce qui revient peu ou prou au même. Cela s’est passé et cela continue à se passer en Ukraine aujourd’hui. Vous croyiez que c’est une spécificité de ces slaves si demeurés ? alors repensez-y.

    Un grand pas pour la planète
    Comme notre sous-titre l’insinue, nous allons conclure ce pot-pourri de nos commentaires actuels et inactuels par un peu de prospective science-fictionnesque mais à peine. Nous devons avouer que nous avons été bien aidé par la dernière idée géniale de nos grands amis des services secrets israéliens pour réduire les populations à la taille congrue, à savoir diviser ces dites populations par dix, puisque, rappelons-le pour ceux qui n’auraient toujours pas appris par cœur notre manifeste, tel est le but premier de l’Homocidaire engagé et éco-responsable. L’idée de piéger des milliers de téléphone portable est évidemment géniale dans cette optique. Bien sûr il ne faut pas se contenter d’appliquer cette mesure contrer les méchants Palestiniens ou les méchants Libanais ou les méchants Syriens, bref les méchants arabes ; il faut évidemment étendre cette mesure de Justice aux méchants Perses, aux méchants Chinois, aux méchants Russes, aux méchants Cubains, aux méchants Vénézuéliens, aux méchants Brésiliens, aux méchants Nigériens, aux méchants Maliens, aux méchants Turcs, aux méchants Indonésiens, aux méchants Guatémaltèques et pour faire bonne mesure aux Indiens (ceux d’Inde), même s’ils ne sont pas aussi méchants que les autres, de sorte que nous devons arriver non loin de 90% de la population mondiale, ce qui est le but final. Pour mieux atteindre ce noble objectif (et plus rapidement) nous conseillons d’étendre ce dispositif à d’autres appareils munis de batteries comme les postes TV, les PC ou Mac (nous ne sommes pas sectaires), les tronçonneuses électriques, les machines à laver, les postes de radio, les brosses à dent électriques, les machines à calculer et bien sûr les voitures, bus et camions, électriques ou pas. Notons que les téléphones et les ordinateurs sont particulièrement intéressant parce qu'il est certainement possible de les programmer pour déclencher l'étincelle fatale lorsque des paroles non sanctifiées par la Matrice sont prononcées ou écrites par leur intermédiaire, ce qui permettrait en plus un tri souhaitable entre le bon grain et l'ivraie (toujours beaucoup plus nombreuse) Nous ne voyons qu’un petit défaut dans le procédé mais tout à fait véniel. En effet, il serait possible que des méchants pas encore morts aient l’idée très méchante de copier cette merveilleuse innovation (comme ils ne font que copier nos belles 
idées) et nous retournent le cadeau.
    La moralité de cette histoire est évidente, à savoir que nous avons bien raison de ne toujours pas posséder à ce jour de téléphone portable personnel.

Un autre pot pourri, sans ironie : ici.


vendredi 6 septembre 2024

Les grands maîtres du fantastique : Poe, Le Fanu, Maupassant, Borges

'L'île des morts' de Böklin, version III

    En guise d’introduction à ce court essai, je vais d’abord paradoxalement dire un mot des auteurs célèbres ou pas que j’ai exclus, après plus ou moins d’atermoiements, de cette liste des grands maîtres du fantastique. La première raison de cette exclusion et la plus évidente est que je n’ai évidemment pas lu tous les bons auteurs fantastiques qui existent de par le monde, même si je pense avoir fait à peu près le tour de que notre littérature occidentale a proposé de mieux dans le genre. Le processus de sélection a été à peine moins rapide concernant Tolkien, ce qui peut surprendre, puisque je n’ai jamais réussi à lire plus du quart d’un de ses romans. Quoique d’un style plus agréable pour mes goûts, je n’ai guère été plus loin avec CS Lewis et son Narnia. Il est plus que probable que ce sont des auteurs extraordinaires pour des enfants ou pour des ados éventuellement mais il se trouve que je parle ici des maîtres de la littérature adulte.
    Par « grand maître », j’entends un auteur ayant principalement œuvré dans le domaine qui non seulement est particulièrement intéressant mais qui aussi écrit particulièrement bien, dont les meilleurs textes atteignent une force qui ne le cède en rien aux meilleurs auteurs de littérature générale. Ce sont des écrivains qui ont un sens inné du mot et de la phrase, du rythme et de la sonorité justes, qui les font chanter ou qui leur donnent la froideur acérée d’un couteau. Disons-le donc simplement : le principal critère qui m’a servi à dégager ces quatre-là et seulement eux du gros de la troupe est que ce sont tous des littérateurs fantastiques, au sens premier du terme, on pourrait aussi dire merveilleux. Ce critère m’a fait éliminer presque d’emblée Hodgson et Lovecraft, malgré leur qualité unique et le fait que je les apprécie d’un point de vue plus personnel, à cause de leurs aptitudes littéraires de second ou même troisième ordre. Machen est lui un littérateur admirable en revanche mais je ne trouve pas l’intensité, ou le niveau d’intérêt dans sa production, qui pourrait en faire un auteur de premier plan. J’ai également écarté Hoffmann, mais de peu, pour un mélange des deux raisons ; disons qu’il est brouillon quand il est le plus intéressant et qu’il est moins intéressant quand il écrit le mieux (par exemple son conte ‘Le marchand de sable’. Cependant, les quatre premières parties des « Élixirs du diable » méritent absolument d’être lues pour leur originalité, leur ton parfois dostoïevskien avant l’heure, tout à fait étrange dans le cadre de cette espèce d’opéra sabbatique. James écrit admirablement bien lui aussi mais ses meilleurs textes dit fantastiques ne le sont pas vraiment selon moi, y compris « Le tour d’écrou ». Personnellement, je classe ce livre, de même que le remarquable ‘La bête dans la jungle’ dans le genre ‘études des psychoses ordinaires et extraordinaires’ ; c’est également le cas du ‘Double’ de Dostoïevski. Avec Kafka et Gogol, j’ai presque toujours l’impression de lire quelque sorte d’allégorie ou de fable satirique plutôt qu’un récit fantastique au sens français du terme (« l’irruption de l’inadmissible dans le cours inaltérable de la légalité quotidienne »). C’est encore plus flagrant dans les cas de ces monstres littéraires que sont Dante, Cervantès et Melville. Wells tire quant à lui trop sur la science-fiction. Pour Stevenson, dont j’apprécie pourtant beaucoup Olalla Des Montagnes, sauf la confession finale qui sonne aussi faux qu’un dialogue de Flaubert, je n’ai pas d’autre raison que mon arbitraire. Enfin, j’ai écarté Gene Wolfe à regret mais il faut laisser le temps à la postérité de faire son œuvre avant de l’intégrer dans un palmarès de grands maîtres : dans un demi-siècle, si ce monde existe encore, on en reparlera…

    Pour changer, je vais remonter le temps et donc commencer par le dernier né, Borges. Certains pourraient arguer que l’Argentin est tout aussi allégorique que Kafka dans une bonne part de ses textes et je me suis fait d’ailleurs cette réflexion (comme c’est bizarre !) avant de la balayer devant l’évidence : quand je lis les meilleurs récits de cet auteur, contenus dans ses deux premiers recueils, ‘Fictions’ et ‘L’aleph’, leur qualité et leur ambiance fantastique ne me laissent aucun doute. En fait, la personnalité incroyablement glacée et hautaine, disons-le surnaturelle, de son narrateur-auteur suffit selon moi à ranger tous ses premiers textes dans le rayon fantastique. J’irai même jusqu’à affirmer que le seul personnage de fiction réussi de toute la carrière littéraire de Borges est ce personnage de l’auteur invisible, en partie fictionnel, qui donne ce halo surnaturel aux deux recueils cités. Le sentiment le plus fort dans la majorité de ces textes est la haine, en particulier dans le premier recueil, sentiment peu présentable dans la bonne société, que Borges masque donc habilement sous les dehors de l’érudition la plus savante et du dilettantisme dandy. Je recommande la lecture intégrale de ce recueil malgré les nombreux fruits empoisonnés de belladone qu’il contient : c’est une expérience sans pareille. Un antidote pour les lecteurs les plus atteints, les nauséeux et les migraineux, se trouvera facilement dans les romans les plus mélodramatiques de Dickens, ou éventuellement, ceux de Miss Austen. En revanche, une forte contre-indication thérapeutique est la lecture de Lolita ou de tout autre livre de Nabokov après ou en même temps que ces deux recueils de nouvelles : ce serait ajouter le mal au mal et il n’y a rien d’homéopathique dans ces doses-là.
Outre le recueil Fictions, je recommande chaudement du même auteur la première et la dernière nouvelle du recueil suivant, L’Aleph. Toutes les fictions postérieures sont dispensables, mais bégnines et sans grand danger. Parmi les autres réussites de l’auteur, mais on n’est plus dans le fantastique, je citerai « Le Livre des Préfaces » ainsi que « Une Histoire de l’Infamie ».

    J’ai consacré un article à Maupassant ici. Je ne reviendrai pas trop donc sur le Horla, son chef d’œuvre, qui d’ailleurs tire plus selon moi sur la science-fiction que le fantastique. Je sais qu’il est traditionnel de minorer l’aspect fantastique d’une part importante de l’œuvre de cet auteur, importante au moins sur le plan de la qualité, et d’exagérer son aspect relevant de la psychiatrie. Il y a un courant d’interprétations qui font en effet de ses meilleurs récits fantastiques un simple symptôme de l’aliénation mentale du narrateur. Dans ce cadre d’idées, tout ce qui est surnaturel dans ces récits serait en en fait des délires de fou. Et il est très probable que Maupassant a joué là-dessus pour créer un malaise chez le lecteur due à l’ambiguïté. Néanmoins, outre que ça n’a pas grand intérêt, on trouve presque à chaque fois un caractère objectif aux visions ou mésaventures du protagoniste de ces récits, même lorsqu’il en est le narrateur, qui en font à mon avis de vrais textes fantastiques. On peut, à mon avis, expliquer rationnement tous les événements mystérieux du Tour d’Écrou de James par la maladie mentale de la protagoniste mais c’est beaucoup plus difficile pour les textes fantastiques de Maupassant. Et je répète ce que j’ai dit ailleurs* : le fait incontestable que l’auteur a terminé sa vie irrémédiablement fou n’est pas la preuve que ses protagonistes le soient. Il y a un abîme entre la folie clinique et l’état mental assez banal de ses personnages.
La qualité qui saute le plus aux yeux de ces textes, souvent parmi les meilleurs de l’auteur, est, paradoxalement, le naturel. En fait le terme de naturaliste colle bien mieux à Maupassant qu’à Zola ou à Flaubert. Ce n’est pas seulement le type de récits et de personnages qui donnent cette ambiance mais le style même, tellement plus naturel (et disons-le talentueux) que celui de ses deux confrères. Quant à ses qualités de conteur, elles sont très supérieures également aux deux cités. Sa capacité à évoquer tout un monde en quelques lignes est d’ailleurs sans égal chez les romanciers et nouvellistes francophones. Naturellement, quand vous avez un tel don, pourquoi écrire de gros romans ? Pourquoi écrire des romans tout court ? Maupassant a dû se poser la question bien des fois. Mais évidemment, il y a toujours une bonne raison pour ça : pour l’argent, la reconnaissance, la gloire, etc. C’est un point commun qu’il partage avec l’auteur précédent, ce goût et cette capacité à la concision, de même que sa virtuosité stylistique. C’est à peu près les seuls d’ailleurs, le monde de Maupassant étant diamétralement opposé à celui de l’Argentin, qui, comme on sait, détestait tout ce qui ressemblait à de la psychologie, à du réalisme, sans parler de naturalisme.
Les meilleurs récits fantastiques de Maupassant sont faciles à trouver, réunis presque sans faute dans diverses compilations : ‘Le Horla’, ‘Qui Sait ?’, ‘La Nuit’, ‘La Chevelure’, ‘Lui ?’, ‘Apparition’, ‘L’auberge’.

    Le seul lien tangible que je peux trouver entre l’écrivain français et l’auteur suivant, Le Fanu, est la nouvelle plus mineure de Maupassant, intitulée La Main (faisant elle-même suite à un premier essai sans doute moyennement concluant aux yeux de l’auteur, intitulé La Main d’Écorché) dont l’argument est clairement repris d’un conte fantastique inclus dans le roman de Le Fanu ‘La Maison Près Du Cimetière’ (ce conte, excellent et terrible, a aussi inspiré la nouvelle fameuse de William Harvey ‘La Bête À Cinq Doigts’). On pourrait aussi noter chez ces deux auteurs un certain goût commun pour les choses de la nature, dans leurs notations précises révélant une réelle connaissance du terrain, mais chez l’Irlandais, l’ambiance est nettement plus brumeuse et romantique sinon victorienne.
Le Fanu n’est pas l’écrivain anglophone de fantaisies typique. Contrairement à l’immense majorité de ses pairs, il est bien plus focalisé sur les personnages que sur l’intrigue. Et cette caractéristique lui vaut aussi bien des chefs d’œuvre aussi peu contestables que ‘L’Oncle Silas’ que des demi-ratages comme ‘The Evil Guest’, pas traduit en français à ma connaissance, ou de longs textes plutôt dépourvus d’événements comme ‘Le Baronnet Hanté’. Mais dénué d’événements ou à demi-raté ne veut pas dire inintéressant. En fait ces deux derniers textes sont très intéressants et personnellement, je mettrai certainement le second parmi les plus marquants de l’auteur. Ceci dit, Le Fanu est aussi l’auteur de romans ou de novellas fourmillant d’intrigues et de coups de théâtre. Le roman déjà cité ‘La Maison Près du Cimetière’, hors norme et rétif à toute classification, en contient à profusion et une année de la vie de la malheureuse héroïne de ‘L’Oncle Silas’ comprend plus de mésaventures que toute une vie du quidam moyen. C’est aussi vrai du protagoniste malchanceux de ‘La Chambre Du Dragon Volant’, dont le récit se déroule en quelques jours. Tous les textes que je viens de citer sont excellents. Néanmoins ce n’est pas ici que l’inspiration de cet auteur est la plus centrale, si je puis dire. Les récits les plus personnels de Le Fanu, souvent les plus émouvants, pour une raison assez mystérieuse, sont des récits de fantômes ou de revenants. Ce thème apparemment cher aux Irlandais semble assez mince à première vue mais chez cet auteur, il prend une diversité de formes et atteint parfois une intensité digne des plus grands écrivains. Un vampire est à coup sûr une sorte de revenant et donc le célèbre Carmilla fait partie de ces réussites.
Le Fanu est encore plus atypique pour un écrivain anglophone dans sa prédilection pour les personnages féminins et l’exactitude de leur rendu. On peut à cet égard le comparer sans exagération à James. Le fait qu’il n’ait eu que des filles en tant que père n’y est probablement pas pour rien mais ne suffit pas à expliquer la qualité et le charme de personnages plus mûrs comme la gouvernante française d’Oncle Silas, Madame Crowl, ainsi que nombre de personnages contenus dans Le Baronet Hanté.
Contrairement aux deux écrivains précédents, Le Fanu n’est pas moins à l’aise sur les longues distances que sur les courtes et il est l’auteur d’excellents romans, comme les deux que j’ai déjà cités. Leur seul défaut, si on peut dire, est que ce ne sont pas des livres fantastiques mais des « mystery novels », un genre anglo-saxon très victorien qui n’a pas d’équivalent exact en langue française (même les romans de Gaston Leroux et ses disciples sont différents dans la forme comme dans le fond). Ses grandes qualités stylistiques se remarquent autant dans sa narration que dans ses dialogues, particulièrement brillants dans La maison près du cimetière, qui ont de toute évidence inspiré son compatriote Joyce pour son fameux monologue d’Ulysse (tout le livre, ou du moins la grande partie que j’ai lue, est un monologue géant).
Néanmoins, si je ne devais garder qu’un seul livre de cet auteur, ce serait ‘Les Créatures Du Miroir’, traduction libre de ‘In A Glass Darkly’, un recueil de novellas publié un an avant sa mort. Tous les textes contenus dedans sont remarquables. Ils présentent de plus une palette très large des talents littéraires de l’auteur, que ce soit le récit un peu sec, presque naturaliste de ‘Thé Vert’ ou du ‘Familier’, les aventures échevelées de ‘La Chambre Du Dragon Volant’, l’univers poétique boschien, très haut en couleurs donc, du ‘Juge Harbottle’ ou le gothique flamboyant teinté d’érotisme de ‘Carmilla’.
Les autres récits non encore cités de Le Fanu que je ferais rentrer dans un best of sont ‘Shalken Le Peintre’, ‘Le Mystérieux Locataire’ (bien que ce soit clairement un récit de jeunesse) à ne surtout pas confondre avec ‘The Evil Guest’, ‘Le Fantôme De Madame Crowl’, ‘Le Marché De Sir Dominick’ et ‘Le Sacristain Mort’. En revanche, malgré ma prédilection, je n’inclurais pas ‘Le Baronet Hanté’, qui semble très peu fait pour le goût moderne.

    Des quatre, Edgar Poe est le plus complet des auteurs fantastiques. Il aura pratiqué tous les tons, tous les sous-genres du fantastique. Il aura aussi largement dépassé les frontières du genre. En fait, ce qu’on range maintenant dans ses prétendus contes fantastiques peut être divisé en quatre genres au minimum : l’enquête plus ou moins policière, le conte ou l’aventure épouvantable, l’allégorie, le grotesque (pour reprendre la dénomination de Beaudelaire).
Des histoires d’enquête, celles où le héros doit résoudre une énigme, je vais dire tout de suite laquelle est ma préférée et en fait la seule que je rangerais parmi les chefs d’œuvre de l’auteur, bien qu’elle soit rangée ordinairement dans les articles de non-fiction : c’est "Maelzel's Chess Player". Selon moi, il s'agit d'un des meilleurs contes de Poe et à coup sûr la meilleure enquête policière, la plus convaincante, la plus impressionnante que j'ai lue sous sa plume. Je ne dois pas être le seul car Gene Wolfe a repris l'idée pour en faire une nouvelle de fantasy ou de SF (j'hésite encore) intitulée "The marvellous Brass Chessplaying Automaton", très bien écrite et distrayante mais quelque peu inférieure à la sèche démonstration de l’originale. J’ai toujours aussi du plaisir à relire ‘The Gold-bug’. En revanche, je ne suis pas fan de Dupin. On pourra me dire certainement avec raison qu’il est le précurseur de tous les célèbres héros détectives qui viendront après lui, cela ne les rend pas plus crédibles. Même ‘The Purloined Letter’, la meilleure de ses histoires et la mieux écrite, me laisse dubitatif. Poe ignore visiblement ou veut ignorer comment fonctionne véritablement la police. Cette absence complet de réalisme n’était sans doute pas un problème pour le lecteur du début du dix-neuvième siècle, c’en est devenu un pour le lecteur moderne. Ce genre qui a peut-être plus contribué que tout autre à sa célébrité, au moins dans les manuels d’histoire littéraire, est d’ailleurs le moins représenté dans son œuvre, pas plus d’une demi-douzaine de nouvelles sur un total de soixante-treize, ce qui signifie peut-être qu’il n’était pas essentiel dans l’esprit de Poe.
Les contes allégoriques et/ou métaphysiques sont des contes où l’essentiel est plus ou moins caché et où le lecteur doit faire un effort s’il veut en tirer toute la substantifique moelle. Ce ne sont évidemment pas les plus populaires de l’auteur. On peut dire que Poe est aussi un précurseur pour ce genre de contes qui verra plus tard œuvrer à l’intérieur des gens de grande qualité comme Dunsany, Borges ou plus récemment Gene Wolfe. On peut citer ‘The Masque Of The Red Death’, ‘The Fall Of The House Of Usher’ ou ‘William Wilson’. Ce genre exige la concision et le format court si on ne veut pas abandonner le lecteur en route et il se trreouve que Poe n’est jamais aussi bon que lorsqu’il est concis et bref. Ma préférée dans le genre, de loin, est ‘Ligeia’ : c’est ce que Gérard De Nerval aurait voulu écrire, je crois bien, mais sans jamais y réussir, faute de concision sans doute mais surtout d’efficacité narrative.
Le genre dans lequel Poe a le plus œuvré au final est le grotesque, dans lequel je range ses nouvelles humoristiques ou satiriques. Curieusement, c’est le genre pour lequel il est le moins connu. C’est bien dommage car Poe est un des conteurs les plus drôles qui soient ; à peu près toutes les gammes de l’humour sont à son répertoire, du canular à la satire féroce en passant par la farce simple et le loufoque le plus débridé. Difficile de citer toutes ses réussites dans le genre tant elles sont nombreuses mais je ressortirais plus spécialement ‘Never Bet The Devil Your Head’, ‘Why The Little Frenchman Wears His Hand In A Sling’, ‘How to Write A Blackwood Article’ ou ‘The System Of Doctor Tarr And Professor Fether’.
Néanmoins, là où Poe donne son meilleur, ce qui se traduit par une agréable simplification de son style (qui parfois tend vers la préciosité) est le conte ou l’aventure horrifiante. Son texte le plus long, qu’on le qualifie de longue novella ou de court roman, ‘Narrative Of A Gordon Pym’, est un mélange d’aventures horrifiantes (très horrifiantes même, tant Poe se plait à empiler toutes les horreurs imaginables dans le cadre d’un voyage clandestin en bateau). Le narrateur parvient même à être enterré vivant, ce qui sur un bateau, tient de la malchance la plus insigne. Les derniers chapitres, les plus révérés à juste titre, ceux où le héros entre dans le pays du géant blanc, appartient plus à ce que j’ai nommé le conte métaphysique ou allégorique. Toutefois, le texte souffre à mon avis premièrement de sa longueur excessive, secondement d’un parti pris bizarre de Poe, qui nous délivre tous les dialogues sous forme indirecte. Sur la longueur d’une nouvelle assez courte, cela peut passer mais pas sur la longueur d’un roman. De plus, comme je l’ai laissé entendre, il y a un empilement d’anecdotes toutes plus horribles les unes que les autres qui lasse un peu. Pour les histoires de vaisseaux fantômes, par exemple, William Hope Hodgson est nettement plus convaincant.
C’est donc sous la forme de ses histoires courtes, qui sont aussi ses plus effrayantes, que Poe a donné ses plus grands chef d’œuvre de fiction puisque la grandeur en art n’est pas proportionnelle au nombre de pages (je le rappelle à toutes fins utiles) : ‘The tell-tale Heart’, ‘The Black Cat’, ‘The Pit And The Pendulum’.

Autre article sur Le Fanu: ici.