dimanche 6 juillet 2025

L’enfant disparu et retrouvé (le conteur et son lecteur)

 

Un décor de conte typique, mystérieuse pénombre piquetée d'or

    

    Le récit que vous allez lire et qui est l’objet de cet article est un conte, au cadre plutôt traditionnel. La structure d’un conte, traditionnel ou pas, est complètement différente d’un rêve, même mis en mots, comme vous pouvez en trouver un exemple, ici ou . Ses articulations suivent une logique souterraine mais puissante, si puissante qu’en connaissant le premier paragraphe, un lecteur très perspicace pourrait dévider tout le fil jusqu’à la fin de la bobine. Peut-être d’ailleurs — sûrement ! — devinerez-vous la fin avant qu’elle soit terminée, peu importe.
    Cette prévisibilité est souvent tenue par le lecteur adulte moderne grand amateur de "twist", ou le spectateur adulte moderne quand il s’agit d’un film, pour un défaut majeur alors qu’en réalité il s’agit de sa force principale. Les enfants le savent bien qui sont prêts à réécouter ou à revoir ou à relire (cas de plus en plus rare) les mêmes histoires dix fois de suite.
    Ainsi, je peux affirmer ce paradoxe apparent que plus une histoire est surprenante, plus il y a de "suspens" (pour le lecteur adulte occidental moderne) plus elle est mauvaise. Ceci est très facile à expliquer. L’art du conte consiste fondamentalement à nouer les fils d’une intrigue puis à les dénouer. Si la première partie est pour l’auteur un terrain fécond pour créer des événements et des personnages surprenants, la seconde ne l’est certainement pas. En effet, la première détermine absolument la seconde et pourrait-on dire la contient tout entière "sans le savoir". Une autre manière de comprendre ce processus est de dire que lors de la première partie, en particulier la mise en place, l’horizon des possibles pour le créateur est sans limite, de même que la façon de nouer les fils (de l’intrigue) ensemble ; mais une fois que vous avez fait les nœuds, il ne reste plus qu’une façon de les dénouer. Et c’est pourquoi, si le conte est bon, le nouage dure beaucoup plus longtemps que le dénouage. Ou pour le dire autrement, le rythme du dénouage doit être beaucoup plus rapide que le nouage. Notez bien que le conteur habile peut retarder l’inévitable mais il ne peut l’empêcher sinon à commettre les trois péchés majeurs du narrateur : de l’arbitraire, du non-sens, voire du contre-sens et par-dessus le marché, le plus généralement, de l’immoralité. Ainsi donc, on voit que la seconde partie qui contient en principe la chute de l’histoire, n’a certainement pas pour but de surprendre le lecteur (ou le spectateur) comme on le croit trop souvent de nos jours mais d’assouvir en fait les désirs et la soif de vérité qu’il a suscité chez celui-là lors de la première partie. Et voici pourquoi dans notre époque sans déontologie, sans principe et sans repère, on trouve tant de dénouements illogiques, impossibles, absurdes, arbitraires et pour finir immoraux.
    Peut-on imaginer des exceptions à cette règle d’airain que je viens d’énoncer ? En effet, il est théoriquement possible d’inventer une sorte d’énigme dont la résolution elle-même serait une surprise. Toutefois, outre que ce type d’effet ne marche qu’une fois, il est gravement entaché par le fait que le conteur "ment" alors au lecteur en lui celant sciemment des informations essentielles. Les exemples les plus célèbres de ces réussites douteuses sont Le mystère de la chambre jaune de Leroux, La forme de l’épée de Borges, Le meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie et en fait une bonne grosse moitié des récits de l’Anglaise. On peut aussi citer dans le genre de la science-fiction Ubik de Dick où le lecteur est maintenu presque tout du long de l’histoire dans l’ignorance que le héros, le narrateur, est mort en cours de route, ce qui provoque effectivement vers la fin un effet de surprise puissant et possiblement délicieux mais de courte durée et à l’arrière-goût très déplaisant quand ce même lecteur, aussi naïf soit-il, commence à réfléchir et à réaliser tous les vices du procédé auquel il a été soumis et que j’ai cités juste un peu plus haut. Notons en passant que c’est le procédé préféré des concocteurs de "narratives" occidentaux actuels, qu’ils œuvrent dans le champ de la politique ou des grands médias : l’oubli volontaire et malicieux (car destiné à tromper) d’un pan de l’histoire, ce qui a pour conséquence dans un premier temps de maintenir leur public dans un état d’agréable hébétude puis dans un second temps, lors de la chute, inévitable, de provoquer un sentiment de stupeur quelque peu outrée de ce même public. Si l’astuce est relativement bégnine de la part des auteurs de fictions littéraires, il est évidement de nature criminelle dans le second cas et devrait figurer dans les livres de Droit dans le chapitre portant sur la haute trahison.
    Pour en revenir au sujet, si malgré ce déterminisme de fer, l’élément de surprise ne disparaît pas totalement dans le conte traditionnel — qui est la base de tous les récits de valeur, que ce soit des nouvelles ou des romans, voire des pièces de théâtre — c’est que l’auteur compétent aménage la trame de son récit de sorte que chaque mouvement des personnages semble autonome et non réglé d’avance par une fatalité surplombante. De même, l’auteur compétent sait faire monter l’attente de l’inévitable, ce que l’on confond trop souvent avec le suspens. Non seulement, le lecteur ou le spectateur, sait au fond de lui ce qui va arriver ensuite dans une bonne histoire, mais il doit le désirer, même s’il devait s’agir de la mort du héros (pour prendre l’exemple de la tragédie). Les éléments de hasard, bien réels, sont utilisés par l’auteur du récit pour créer cette diversité de détails qui suffit à charmer et à surprendre. Mais au-delà de ces infimes variations permises, les loi qui régissent la progression d’un conte sont dures et sans échappatoire, guère moins que celles qui régissent le mouvement des astres.
    Le conte, et donc en fait n’importe quelle histoire digne d’être racontée, est le récit d’un ou plusieurs personnages qui font au moins une fois — cela suffit — le mauvais choix, ouvrent une mauvaise porte, prennent une mauvaise direction. Car si ce n’était pas le cas, il n’y aurait pas d’histoire à raconter (ce fait indéniable explique pourquoi L’Enfer de Dantes est un très bon récit et Le Paradis, un ratage presque complet, ou pour le dire autrement pourquoi l’Enfer de Dantes est le paradis et son Paradis l’enfer du lecteur). Cette mise en branle du récit est le plus généralement attribuée dans le conte, surtout traditionnel, à un antagoniste. Mais ce n’est nullement une nécessité. Par sa faute ou simplement son erreur, le héros et donc le protagoniste principal, peut être le moteur de sa propre "histoire", c’est-à-dire de ses malheurs. Est-ce qu’il y a un antagoniste dans Anna Karénine ? Non. Est-ce qu’il y a un antagoniste dans Œdipe-roi ? Non. Est-ce qu’il y a un antagoniste dans le récit du jardin d’Eden ? Non plus, comme je l’explique ici.
    D’autres types de contes font donc appel à un antagoniste, un "méchant", plus ou moins bien déguisé. Dans les Grandes Espérances de Dickens, le rôle de l’antagoniste est tenu par miss Havisham, et dans une moindre mesure par l’homme de loi Jaggers (bien qu’il n’ait évidemment pas que des mauvais côtés). Dans Pinocchio, ce sont les deux rabatteurs pour l’île aux plaisirs. Dans Moby Dick, l’antagoniste est inversé puisqu’il s’agit clairement d’Achab et non du monstre marin. Il faut en passant noter que cette inversion des rôles attendus par le lecteur, encore rare à l’époque de Melville, est devenue une véritable spécialité de notre époque, plutôt d’ailleurs pour le pire que pour le meilleur (vous savez, ces innombrables thrillers ou autres pièces à suspens où le gentil se révèle à la fin être un méchant, voire le "grand" méchant ; mais comme cela vient surtout d’Hollywood, on peut en déduire qu’il s’agit d’une allégorie, inconsciente ou pas, cherchant à insinuer que le bon, le vertueux, l’Américain, c’est-à-dire bien sûr l’Étasunien, est en fait le grand méchant de l’Histoire, la nôtre).
    Le modèle absolu des antagonistes, leur inspirateur, est bien sûr Satan, le diable, Azazel, Ahriman, Shaïtan, etc. Qu’on y croie ou pas, le personnage est très pratique pour un auteur de contes et il n’est donc pas surprenant qu’on l’y retrouve très souvent, sous un avatar ou un autre. Je ne pense pas faire un grand scoop en disant que Sauron du Seigneur des Anneaux est un de ces avatars, certainement un des plus réussis (honnêtement, je n’ai jamais pu lire le livre jusqu’au bout, et je ne devrais donc pas en parler mais la version cinématographique en donne pour une fois une bonne idée).
    Dans le conte que vous allez maintenant lire, le diable est aussi présent sous d’autres oripeaux. À la réflexion toutefois, je ne suis pas sûr qu’il soit l’antagoniste de mon récit. Je ne veux pas dire par là qu’Ewan, le héros, ou sa femme, serait secrètement le méchant de l’histoire, certainement pas, mais que ni l’un ni l’autre n’ont probablement besoin de l’intervention du diable pour accomplir leur destin fatal. C’est, je crois, le sens de la scène du contrat où Ewan choisit son destin.



L'enfant disparu et retrouvé

    Un homme plus noir qu’un gitan, bien qu’en réalité il fût de race blanche, vivait dans un coin de la forêt, non loin de la lisière, et l’on pouvait apercevoir le filet de fumée de sa cabane, à l’automne quand les arbres portent encore leurs parures rouge et or.
    Nul ne savait quand il était arrivé et par quel chemin sauf qu’un matin, on l’avait vu apparaître dans la région et il n’en était plus reparti. Il n’avait demandé l’autorisation à personne pour s’installer et couper du bois mais nul n’avait protesté, peut-être parce qu’on ne savait pas à qui appartenait cette partie du bois. La seule chose de sûre était que l’étranger n’était certainement pas le propriétaire des lieux.
    Le maire avait été dépêché par ses concitoyens pour examiner de plus près ce nouvel habitant ainsi que sa barraque mais il en était revenu très vite et ne s’était plus jamais hasardé chez le forestier. Par la suite le bruit courut dans la région que l’étranger était en fait un prince quoique d’une sorte insolite, le prince des gitans. Pourquoi en était-on venu à cette idée alors que c’était l’homme le plus solitaire du monde et que parmi les membres de sa cour, on ne trouvait guère que des poulets et des chats, reste un mystère encore de nos jours. Mais il est vrai que puisque les gitans de la région étaient à peu près ses seuls visiteurs et que les gens ne parlaient pas aux gitans, on ne savait pas grand-chose de ce qui se passait au juste chez l’étranger.
    Un jour, le petit garçon d’un couple d’habitants du village, partit jouer dehors et ne revint pas. Pour une raison ou pour une autre, le mari qui s’appelait Ewan, après plusieurs jours de recherches infructueuses, pensa que son fils était aller jouer dans la forêt, et que l’étranger saurait peut-être quelque chose à ce sujet. Le fait est que c’était son dernier espoir. Ou peut-être qu’il n’avait plus vraiment d’espoir mais qu’il ne voulait pas encore détromper sa femme qui croyait toujours que leurs fils était vivant quelque part.
    Malgré la mauvaise réputation de l’endroit et de son unique habitant, il se décida donc à rendre visite au prince des gitans comme on l’appelait maintenant couramment.

    L’homme habitait dans une clairière qui n’existait pas avant son arrivée, Ewan en était bien sûr car il avait souvent joué lui-même dans cette partie de la forêt quand il était enfant. La maison était une barraque de bric et de broc, assez grande cependant, mais ainsi faite qu’on aurait dit qu’elle avait poussé des appendices et des excroissances aussi bien sur les côtés que vers le haut ou le bas (il y avait en effet une cave profonde comme Ewan l’apprit plus tard).
    Bien sûr des gendarmes venus de la ville avaient déjà interrogé l’étranger mais Ewan se disait que ce ne serait pas pareil si c’était lui, le père de l’enfant disparu, qui venait en personne.
    Il trouva le prince des gitans assis devant son entrée sur une billot en train de tisser des fibres d’osier pour en faire un panier ou plus probablement un piège à grenouilles car on savait qu’il braconnait en plus de couper du bois qui ne lui appartenait pas. Fidèle à sa réputation, l’étranger était seul et son visiteur comprit très vite que cette solitude, loin de lui peser, lui convenait à merveille car son regard s’assombrit aussitôt qu’il l’aperçût au loin. Néanmoins, l’homme se montra courtois et disposé à l’écouter. Une des premières choses que remarqua Ewan était la manière aisée et presque savante que l’étranger avait de tourner ses phrases. En fait, il s’exprimait mieux dans leur langue que nombre de ses concitoyens. Et pourtant on voyait bien qu’il n’était pas de la région avec ses manières étranges, ses yeux noirs, son visage tanné comme ceux des marins ou des gens qui ont voyagé longtemps dans des pays lointains. En plus, ses vêtements joliment brodés étaient usés, ses ongles noirs et sa barbe mal taillée. Et à cause de tout cela, Ewan ne douta plus que l’homme était en effet le prince des gitans, quoiqu’il préférât lui donner un autre nom.
    L’étranger se mit à rire dans sa barbe quand il entendit ce nom.
     — Cela faisait longtemps qu’on ne m’avait pas appelé ainsi, dit-il d’une voix de fausset qui donnait l’impression que si un renard avait appris à parler, il parlerait sûrement avec cette voix. Sais-tu qu’une autre personne portant ton nom est déjà venue ici me présenter une doléance en tous points semblable ?
    Ewan crut que l’homme noir parlait d’un autre villageois qui portait le même nom que lui car en vérité son nom était très courant dans la région. Mais l’autre le détrompa.
    — Une femme, précisa-t-il.
    Alors Ewan réalisa que l’étranger parlait de son épouse. En effet qui d’autre aurait pu avoir les mêmes doléances, comme disait le prince des gitans, que les siennes sinon sa femme. Et cela l’étonna beaucoup car sa femme était très pieuse et priait chaque soir devant une image sainte pour qu’il retrouve leur fils. Elle ne serait sûrement pas venue ici, toute seule, sans lui en parler avant.
    Son voisin haussa les épaules tout en poursuivant son tressage.
    — Cela n’a rien d’étonnant, crois-moi. L’as-tu dit à ta femme que tu venais me voir ? Non, bien sûr. Les gens d’ici n’aiment pas qu’on sache qu’ils viennent me voir.
    — Les gens d’ici ?
    — Eh bien oui, tes concitoyens. Tu ne crois tout de même pas être le premier à me rendre visite ? Ah si, en fait tu es le premier à venir ici le jour. Les autres préfèrent venir la nuit ; c’est pourquoi j’étais étonné et quelque peu embarrassé de te voir tout à l’heure. J’espère que tu ne l’as pas mal pris.
    Ewan voyait bien que l’homme se moquait de lui mais il ne s’en soucia pas. On ne pouvait pas se fâcher contre le prince des gitans ; cela aurait été aussi stupide que de se fâcher contre une guêpe parce qu’elle vous a piqué.
    — Non seulement tu n’es pas le premier du village à me rendre visite, continua l’autre, mais je crois bien que tu es le dernier. Pour cela et parce que tu m’as appelé par mon nom, je veux bien faire quelque chose pour toi que je fais rarement.
    — Tu peux me rendre mon enfant ?
    — Oui.
    — Tu sais où il se trouve ?! demanda Ewan, plein d’espoir et en même temps n’arrivant pas à croire en sa chance.
    — Non, mais je n’ai qu’à demander à mes fidèles vagabonds de le chercher pour moi et ils le trouveront.
    — Que demandes-tu en échange ? Que dois-je faire ?
    — Rien. Ne te tracasse pas, c’est entièrement gratuit. Retourne chez toi, console ta femme et vis ta vie ; je te ramènerai ton enfant, c’est une affaire conclus. Je ne te donne pas ma promesse parce qu’elle n’aurait pas de valeur à tes yeux mais c’est tout comme.
    Mais Ewan ne pouvait croire que tout était aussi simple. Son incrédulité fit rire le prince des gitans.
    — Note bien que je n’ai pas dit que je te le ramènerai vivant. J’ignore si ton fils est mort ou vivant. J’ai juste dit que je te le ramènerai. Donc, si nous faisions ce marché que tu penses être nécessaire, et que ton fils s’avère être mort, ce qui est selon moi le plus probable, tu perdras ton âme en plus de ton fils.
    — Tant pis, je prends le risque, répondit Ewan en songeant à sa femme qui croyait dur comme fer que leur enfant était en vie.
    — Ça me plait, tu es un homme de décision. Aussi, voici ce que je te propose : retourne au village, trouve du papier et de l’encre puis écris toi-même les termes de notre contrat, pour que tu ne me soupçonnes pas d’essayer de te tromper. Ensuite, signe-le et apporte-le-moi.
    — J’écris ce que je veux ?!
    — Oui, tu n’as qu’à marquer que je m’engage à retrouver ton enfant et quel prix tu es prêt à me donner pour ça. Moi, je te l’ai dit, je ne veux rien. Je me suis engagé à le faire sans contrepartie mais si ça peut te rassurer, faisons-le de cette façon.
    Ewan s’en alla et fit comme l’étranger lui avait dit. Il revint avec le contrat signé et le tendit à l’homme noir. Ce dernier prit le stylo-plume qu’Ewan avait apporté et signa à côté de son nom sans même lire le texte.
    — Tu vois, c’est mon nom, dit le prince des gitans en lui montrant sa signature.
    — Mais tu n’as pas lu les termes du contrat, remarqua Ewan. Et si j’avais écrit que je ne te devais aucun service ni paiement en échange ?
    Son voisin sembla trouver l’idée très drôle.
    — Quelle importance ? Ce contrat n’est pas pour moi mais pour toi. Je n’ai nul besoin d’un bout de papier et de trois gouttes de sang. Ce n’est qu’une légende. Tu ne comprends donc toujours pas ?! c’est vous, les hommes, qui avez besoin de ce genre de choses.
    Ewan empocha le contrat en se disant que certainement il y avait une astuce quelque part.
    — Combien de temps vais-je devoir attendre ? demanda-t-il. Si cela doit prendre dix ans ou même une seule année, ma femme sera morte avant et je ne vaudrai guère mieux.
    — Ni toi ni ta femme ne mourra avant d’avoir vu ton fils, je te le promets. Ou plutôt veux-tu que je le rajoute ici en toutes lettres puisqu’il reste un espace entre les termes du contrat et nos signatures ?
    — Je vais le noter moi-même, répondit-il et il marqua de sa plus belle écriture que le prince des gitans s’engageait à lui rendre son fils avant un an, et avant leur décès, celui de sa femme en particulier.
    Et c’est ainsi que la seconde entrevue d’Ewan avec le prince des gitans s’acheva.

    Du temps passa sans qu’il n’eût aucune nouvelle de l’étranger. De temps en temps, il retournait voir l’homme noir mais celui-ci se contentait de lui demander d’être un peu plus patient. Bientôt, lui promit-il, il aurait d’excellentes nouvelles, car il était certain non seulement de lui rendre son fils mais de le lui rendre vivant. Malgré ces promesses (mais que valent les promesses du prince des gitans !) Ewan fut saisi une nuit par un doute affreux, plus fort que jamais.
    Comment avait-il pu être aussi crédule ? Le prince des gitans lui avait assuré que ses serviteurs, des gitans probablement, retrouveraient son fils. Mais où était cette armée ? Il n’avait pas vu l’ombre d’un gitan ni d’ailleurs d’âme qui vive aux alentours de la barraque lors de ses multiples visites, mis à part quelques chats errants. Et les chats n’ont jamais eu la réputation d’être des fidèles serviteurs. Sûrement, comme il l’avait pensé dès le début, l’homme noir s’était moqué de lui.
    Pire, le prince des gitans avait peut-être enlevé lui-même son fils dans le but de lui extorquer son âme. « Si j’étais l’homme noir, raisonnait-il, et que je veuille m’emparer de mon âme, c’est justement le levier que j’aurais utilisé. »
    La certitude d’avoir été dupé était si puissante qu’il ne put attendre davantage et décida d’aller demander des comptes au sombre personnage. Sa femme n’étant pas là pour le dissuader — car ce n’était pas la première fois qu’il prenait cette résolution — il attrapa sa hachette ainsi qu’une lampe et se dirigea vers la forêt. Plusieurs fois en chemin, il lui sembla entrevoir une silhouette glisser derrière les arbres mais ce n’était bien sûr que l’effet de son imagination mêlée à celui de ses soupçons. Ou bien il s’agissait d’un des chats du forestier.
    Le prince des gitans était déjà levé quand il arriva ou bien il ne s’était jamais couché, ce qui était bien probable si sa réputation n’était pas usurpée. L’homme noir semblait cette nuit-là d’humeur particulièrement joyeuse.
    — Diable ! Que veux-tu faire avec cette hachette ? lui demanda-t-il. Ce n’est pas l’heure de couper du bois.
    Ewan lui dit ce qu’il allait couper s’il ne le laissait pas entrer tout de suite.
    — Eh bien, tu n’avais qu’à me le demander et je t’aurais moi-même fait le tour du propriétaire, répondit l’autre. Je ne suis pas un sauvage. La vérité est que je n’aime pas trop laisser entrer les visiteurs parce que ma maison, j’en ai peur, n’est ni trop propre ni trop rangée. Mais sois donc mon invité, je t’en prie, fit l’autre en lui ouvrant toute grande la porte.
    À l’intérieur, Ewan découvrit un ameublement bien différent de ce qu’il avait imaginé. Rien en effet dans son extérieur ou dans l’apparence de son propriétaire n’indiquait une telle profusion de biens. Les pièces étaient surchargées de tapisseries, de vaisselle de cuivre et d’argent, de tentures soyeuses, de porcelaines, de lourds coffres ouvragés, de meubles marquetés de bois précieux.
    — Que de chantier mais aussi que de souvenirs, n’est-ce pas ! dit son hôte d’un ton jovial en le précédant. Et il ouvrait chaque tiroir, chaque porte, chaque penderie, chaque coffre au passage pour lui montrer ce qui était à l’intérieur et ce qui ne s’y trouvait pas.
    — Regarde ces bijoux, poursuivit l’homme en ouvrant un coffre et en plongeant la main jusqu’au fond. Saphirs, émeraudes, diamants, topazes, rubis, lapis-lazulis. On ne se lasse pas de les regarder, de les toucher, n’est-ce pas ? Et ils sont vrais. Naturellement, je ne peux révéler qui me les a laissés en gage mais tu serais étonné si je te disais leurs noms. Ah, il y a des rois et des reines là-dedans. Vois ce que tu aurais pu me demander. Non ?... Non, je vois que tu n’es pas intéressé. Eh bien, allons visiter la cave qui est peut-être plus dans tes goûts et je crois que nous aurons fait le tour de la maison.
    Dans la cave, il vit des tonneaux de toutes les tailles ainsi que des amphores et des bouteilles. Et pour lui montrer que c’était bien du vin à l’intérieur des fûts, son hôte faisait couler un peu du liquide qu’ils contenaient dans un verre qu’il gardait à cet usage. Après l’avoir savouré un instant, il passait le gobelet à Ewan qui n’en revenait toujours pas d’un tel luxe. Car il n’avait jamais humé, jamais bu de tels nectars.
    Finalement, il dut se rendre à l’évidence que son enfant n’était pas là. Ils terminèrent à deux une des bouteilles que son hôte avait remontée de la cave.
    — Tu m’as trompé, dit Ewan qui commençait à être ivre.
    — Non, j’ai tenu parole. Je tiens toujours parole.
    — Mais je n’ai toujours pas revu mon fils…
    — Pas encore non, mais très bientôt. Ne t’avais-je pas dit que tu le reverrais en moins d’un an ? Eh bien, cela fait moins d’un an. Je sais où il est ; et il est vivant, bien vivant, en meilleur santé que toi ou moi.
    — Dis-moi alors où il est et j’irai moi-même le ramener à la maison. Comme sa mère sera heureuse !
    — Bah, elle est déjà au courant.
    — Comment ça, je ne comprends pas ?!
    — Écoute, mon ami, prend cette bouteille et retourne chez toi. Fête la bonne nouvelle avec ta femme.
    — Mais elle n’est pas là.
    — Ah, mais pourquoi n’est-elle pas là ?
    — Elle passe la semaine chez la sage-femme qui habite en ville.
    — Chez la sage-femme ? tiens, pour quoi faire ?
    — Pour l’aider à accoucher.
    — Ah, ah, c’est ce qu’elle t’a dit ! eh bien, fais ce que je te dis ! Prend cette bouteille et va chez la sage-femme : je crois qu’il y a là-bas d’excellentes nouvelles pour toi.
    Ewan fit ce que le prince des gitans lui avait dit.
    Quand il arriva le lendemain, il trouva sa femme qui sortait de couches. Celle-ci, radieuse, lui montra l’enfant qu’elle tenait contre son sein.

    Eh bien c’était le portrait juré de leur fils disparu. Aussi étrange que ça paraisse, le bébé ressemblait trait pour trait au disparu. Ainsi, la promesse du prince des gitans s’était réalisée. Mais ce qu’Ewan ne comprit pas, c’est pourquoi alors l’enfant avait les yeux si noirs.





jeudi 19 juin 2025

La plus grande guerre (mondiale) est toujours… la dernière — le plus grand homme politique du dernier millénaire était… un nain

     Comme les plus fins observateurs l’ont noté — ou ceux, presque aussi fins, qui ont lu mes vingt-trois articles parus sous le libellé "transformation de notre monde" — nous vivons un moment charnière de l’Histoire. L’Histoire de l’Humanité. Quelle chance nous avons ! Ah, bien sûr, ce serait plus stimulant et pour tout dire nettement plus revigorant à contempler depuis une datcha de Sibérie Orientale, ou la grande muraille de Chine, ou même un balcon avec vue à Téhéran. J’avais écrit il y a de cela quelques années dans l’un des articles susmentionnés que l’Empire US (dont nous sommes partie en tant qu’acolyte dispensable et parfaitement sacrifiable) semblait commencer à vaciller. Eh bien nous pouvons maintenant sans crainte nous défaire de cette prudence rhétorique et remplacer vaciller par crouler. L’Empire ne marche pas à sa perte, il court et y court de plus en plus vite. Quel spectacle stupéfiant, à peine croyable, ce doit être pour les Russes ou les Chinois d’observer cette légion de lemmings qui se pressent à qui mieux mieux pour sauter le premier dans le vide. On pensait que c’était une légende, un simple conte pour enfants, et voilà que cela se passe devant nos yeux ! On croyait que ces grands basculement se produisaient sur des siècles et on découvre que cela n’a pris qu’une petite demi-douzaine d’année. On s’imaginait qu’on avait le temps, que la métamorphose procéderait comme l’érosion des montagnes, à tout petits pas continuels, en quelque sorte par une évolution darwinienne et c’est à un bond de géant qu’on assiste, à des montagnes qui se déplacent et courent se jeter dans l’abîme !

Le premier catalyseur de cet effondrement brutal a été la pandémie covid et la décision de l’Occident, invraisemblable à l’époque et toujours incompréhensible aujourd’hui, de saper les fondements même de notre société, aussi bien économiques, sanitaires que politiques, de casser les derniers liens qui subsistaient entre les populations et leurs dirigeants. Depuis, ces mêmes dirigeants (qui n’ont absolument pas changé) opèrent dans un découplage total de leurs peuples qu’ils sont pourtant censés représenter. Consternés mais plein d’un espoir naïf, ces peuples jettent et élisent à tour de rôle leurs leaders de pacotille pour s’apercevoir que rien ne change, que les nouveaux sont des clones des précédents et généralement pires. Un nouveau totalitarisme libre et démocratique s’y est épanoui dans toute sa splendeur. Le second catalyseur a été la guerre d’Ukraine. A partir de ce moment, on a assisté à un vrai concours entre toutes les incompétences rassemblées, à un vrai feu d’artifice à l’envers, c’est-à dire celui où toutes les fusées reviennent à l’envoyeur. Cela est particulièrement flagrant dans l’Eurozone. Et dans ce concours, la France n’est pas loin de prendre la première place, quoiqu’elle ait une concurrence rude juste à sa droite et juste à sa gauche.

Il ne faudrait qu’une goutte de plus, une goutte d’incompétence de plus, pour que la troisième guerre mondiale, qui sera la dernière et d’évidence la plus grande, achève de détruire ce qui est encore debout par ici. Durant ce dernier mois, nous sommes passés deux fois à un fil de ce dénouement abrupt et définitif pour ce qui nous concerne. La première a été quand les services spéciaux ukrainiens, payés, aidés et supervisés par les services spéciaux de l’Empire (CIA en premier lieu) ont exécuté leur attaque de drones sur les cinq bases de bombardiers stratégiques russes. Les bombardiers stratégiques s’appellent ainsi car ils servent à la dissuasion nucléaire. L’attaque n’a pas été aussi concluante que prévue et seuls quelques avions ont été détruits. Mais que se serait-il passé si cela n’avait pas été le cas, et que la Russie ait perdu dans l’opération la totalité ou même les trois quarts de ses bombardiers stratégiques. Si elle avait perdu un des trois piliers sur lesquels est assis sa dissuasion nucléaire. Et qu’aurait-elle pensé du plan occidental ? Si vous n’arrivez toujours pas à visualiser le problème, vous n’avez qu’à inverser protagoniste et antagoniste : mettons donc que ce soient les Russes qui aient tentés de détruire tous les bombardiers statégiques US ; quelle aurait été à votre avis la réaction des USA ? Cela peut-être un préalable à une attaque massive du pays, voilà ce qu’elle aurait pensé. Rien n’assure qu’elle aurait attendu de vérifier si ses craintes étaient fondées. Et voici un fait : la Russie a plusieurs centaines de têtes nucléaires de plus que les USA. Pourquoi ? Parce qu’elle rajoute au nombre des têtes possédées par les US celles possédées par l’Europe, à savoir les roquets de France et d’outre-manche. Et une autre chose est certaine, les premiers visés seront justement ces deux-là. Pourquoi ? Parce que cela servira d’avertissement sans frais au géant d’outre-Atlantique et parce que ce géant, séparé par un océan du champ de ruines, ne prendra certainement pas le risque d’une contre-riposte nucléaire pour venger ses alliés. On le sait depuis longtemps, tel est le destin des alliés des USA. Le second événement qui nous a fait frôler la guerre mondiale est l’attaque israélienne des installations nucléaires militaires (si elles existent) et civiles de l’Iran. Commençons par noter qu’il n’y a en réalité pas plus de preuve de nucléaire militaire en Iran que d’armes de destruction massives en Irak quand Powell venait agiter sa fiole pleine de poudre de perlimpinpin sous les yeux ahuris de L’ONU. En fait, c’est même le contraire, puisque le Pentagone lui-même, et l’IAEA, organisme à la solde de l’Occident, a récemment estimé qu’il n’y avait aucun programme nucléaire militaire en Iran. Notez qu’ils ne parlent pas de bombes mais de programme ! Alors que ces mêmes personnages savent depuis belle lurette qu’il existe non seulement un programme nucléaire militaire en Israël en cours mais aussi des bombes très concrètes elles (généralement évaluées à une grosse centaine). Une autre précision : parmi les cibles nucléaires civiles ciblées par l’attaque israélienne se trouvait une centrale en cours de construction. Et devinez par qui elle est construite : Rosatom. Ce qui signifie qu’il y a obligatoirement du personnel russe sur ce site. Imaginez encore ce qui aurait pu se passer si l’attaque avait été plus "réussie". Enfin, il y a le fait non négligeable qui rend la situation encore plus explosive que l’Iran a signé un partenariat stratégique et militaire avec la Russie.

Les deux événements précédemment cités ont été suivis aussitôt d’échanges téléphoniques entre Trump et Poutine, que même le diplomate le plus blasé ne pourrait qualifier de cordiaux. C’est mieux que rien. Dans les deux cas, Trump a joué la carte de l’irresponsabilité. « Je ne savais pas, les US n’étaient pas au courant, etc. ». C’est une carte particulièrement faible à jouer pour un supposé chef d’Etat. Car pour Poutine, cela ne peut signifier que deux choses : soit tu mens, soit tu n’as réellement pas été mis au courant par tes services, ce qui veut dire que tu n’as aucun pouvoir de décision. Et dans tous les cas, ta crédibilité est égale à zéro. Bien sûr que Poutine sait que les USA sont derrière la provocation ukrainienne et la provocation israélienne. D’ailleurs dans le second cas, Trump n’a pu s’empêcher de se vanter sur les réseaux sociaux (quand il croyait encore que l’opération était « big and beautiful ») qu’il savait tout à l’avance et que tout avait été coordonné entre Israël et son grand patron. Notez qu’il n’est pas sûr qu’il ait dit davantage la vérité la seconde fois que la première; ce genre de personnage préfère être tenu pour un menteur et un criminel que pour un niais (vous n’avez qu’à songer à la bonne Merkel et au bon Hollande qui ont préféré prétendre avoir menti aux Ukrainiens du Donbass en 2014 puis 2015 lors de Minsk 1 et Minsk 2, feignant de tirer les ficelles alors qu’ils se sont simplement aplatis devant la volonté étasunienne) Il faut se résigner à la vérité : Trump est certainement un grand homme de spectacle, un excellent showman, bien meilleur que Zelenski par exemple ; il est aussi un remarquable vendeur de tapis et autres biens immobiliers, à l’instar de son compère et confrère en escroqueries planétaires Musk, mais c’est un homme politique incompétent, qui ne comprend pas les bases de sa fonction. Avec Biden, on savait au moins à quoi s’attendre car nul n’est plus prévisible que ce genre de crapules simples, dont les US nous ont habitué depuis des lustres. Mais qui peut prédire ce que fera ou ne fera pas un idiot incompétent et vaniteux à la tête de l’une des trois puissances mondiales ?

L’incompétence de Trump a été selon moi amplement prouvée durant les quatre premiers mois de son mandat, s’il nous restait un doute après l’échec du premier, et tout particulièrement lors de ce dernier mois. Je ne doute pas de sa sincérité. Il veut certainement faire la paix à sa manière et faire du commerce à sa manière (des manières proches d’un businessman maffioso). Mais peut importe ce qu’il veut, ses bonnes ou mauvaises intentions, son incompétence à ce poste envoie son pays tout droit vers ces régions chaudes aux relents de souffre qu’on ne peut nommer, et par voie express. Bientôt, à l’échelle de l’histoire humaine que j'ai adoptée c’est bientôt, Les USA rejoindront à leur tour ce grand cimetière des civilisations disparues, après les Olmèques, les Mayas, les Aztèques, les Incas, les Egyptiens, les Babyloniens, les Perses zoroastriens, les Grecs, les Romains, les étrusques, les Phéniciens, les Mongols, les Ottomans, les Arabes et les Eurozonés d’Europe.

Tout l’inverse de Trump est un vrai chef d’Etat, un serviteur de son pays, un serviteur de son peuple. Il ne se soucie pas de son image. En fait, c’est même le cadet de ses soucis. Il œuvre le plus souvent dans l’ombre, dans l’ombre des médias et même de la postérité. Il n’a pas d’idéologie fixe. Peu importe qu’il porte le nom de Président, Premier Ministre, Premier Secrétaire, dictateur, roi, empereur, tsar, chancelier, peu importe qu’il soit dit de droite ou dit de gauche, le grand homme d’Etat se pose toujours la même question : quelle politique peut fonctionner ici, non pas dans un monde abstrait et idéal mais maintenant, tout de suite, dans ce pays-là, mon pays ? Qu’est-ce que je peux faire d’utile dans le temps limité où j’ai la charge de tous ces gens qui vivent dans ce pays ? Et il se reconnait toujours à son œuvre : l’amélioration continue des principaux paramètres de vie du peuple qu’il dirige et donc qu’il sert. Parmi tous les grands hommes d’Etat qui ont existé lors du précédent millénaire, l’un d’eux s’est particulièrement distingué. En fait il a procédé à une sorte de miracle vers la fin du vingtième siècle qui pourtant, vu d’Occident, nous a échappé pour l’essentiel, tout occupés que nous sommes à contempler notre nombril et à nous féliciter de notre inénarrable et incomparable démocratie. Une métamorphose pareille n’était jamais arrivée avant, au moins avec cette rapidité spectaculaire. Au lieu cette fois d’assister à ce spectacle grandiose mais quelque peu accablant d’une montagne qui disparaît dans les abysses, l’observateur fin dont je parlais au début de cet article a pu contempler l’apparition puis le soulèvement d’une montagne devant son balcon, bientôt si haute qu’il n’a plus pu voir son sommet, ou qu’il n’a plus voulu le voir, étant donné la gêne qu’il ressentait dans le cou et ailleurs à devoir regarder de bas en haut celui qu’il regardait autrefois de haut en bas.

Naturellement, vous avez deviné que le pays dont je parle est la Chine. Quel prodige incroyable que de transformer en l’espace de quatre décennies un pays arriéré, réellement arriéré sur le plan technologique, un pays du tiers monde promis aux pires famines, en la plus grande puissance économique mondiale, à l’industrie sans rivale possible, tout en tirant de la grande pauvreté huit cents millions de personnes ! Et le grand architecte de cette métamorphose, qui a si bien compris la réponse à la question posée ci-dessus, est un homme relativement inconnu par chez nous, bien qu’il ait été métallo au Creusot et ouvrier à Renault-Billancourt : Deng Xiaoping.

"Xiaoping" au sommet de sa forme : le "Grand Architecte" qui a réellement fait faire à son pays un bond de géant mesurait 1m 48.

jeudi 22 mai 2025

Le nouveau totalitarisme, libre et démocratique

     Le totalitarisme que nous expérimentons aujourd’hui dans nos pays, dans l’UE tout spécialement, est difficile à reconnaître et c’est son grand point fort. Pour la plupart des gens, il est même impensable, exclus par le fait même que nous votons, tous à partir de la majorité, et encore même ça n’est pas une obligation (c’est dire à quel point nous sommes libres !). Comment une société pourrait-elle être totalitaire en ayant le suffrage universel ?!

Quel est le but d’un parti totalitaire ? Obtenir de la population la conformité à certains modèles, certaines politiques, certaines idées, qui deviennent alors des dogmes, même s’ils ne sont pas présentés ainsi, et ceci par tous les moyens. La question de savoir si le moyen en question est légal n’a pas de sens dans une société dominée par un tel parti car le parti fabrique la légalité au fur et à mesure de ses besoins. Mais tous les moyens, légaux ou pas, bien sûr n’ont pas la même efficacité. La violence d’Etat, "légalisée" par le fait même qu’elle vient de l’Etat, est très efficace jusqu’à un certain point (il serait vraiment sot d’en douter tant les exemples de sa "réussite" abondent dans le temps et dans l’espace). Elle n’est vraiment efficace et durable que si la dissidence qui est la cible de cette violence d’Etat est minoritaire dans le pays et de préférence très minoritaire. Dans un pays où la population est majoritairement ou même pour moitié opposée aux nouveaux dogmes en vigueur, la violence n’a ou plutôt ne devrait avoir aucune chance de succès, même et surtout à court terme. Mais encore faut-il que cette opposition soit active. Et c’est encore mieux si elle est organisée. C’est à ça que servent les partis politiques dits d’opposition : organiser l’opposition. Et c’est la raison pour laquelle l’une des premières mesures prises par une société totalitaire est d’interdire ou de circonvenir tous les partis d’opposition. Les médias n’ont qu’un rôle organisateur secondaire mais leur rôle principal, celui de porte-voix, est suffisant pour qu’ils soient mis au pas eux aussi, ou interdits pour ceux qui s’opposent trop ouvertement.

Peut-être à ce moment pensez-vous que je parle de l’Ukraine, puisque c’est un de mes sujets favoris ? Eh bien pas du tout. Je ne parle pas ici de ce type de totalitarisme, je parle d’un tout nouveau totalitarisme. Le totalitarisme ukrainien, c’est le totalitarisme à papa, et même à grand-papa. Qui peut croire, qui peut prétendre que les Ukrainiens sont libres, égaux et démocratiques, à part quelques politiciens médiocres, mais menteurs patentés, qui d’ailleurs ne convainquent plus grand monde ? Le totalitarisme là-bas est arrivé à son stade ultime où plus rien n’est dans l’ombre, où tout se fait à la vue de tous, un peu comme dans l’autre camp de concentration à ciel ouvert de Gaza. Mais il est vrai, indéniablement vrai, que les Ukrainiens à une époque auraient pu arrêter la machine totalitaire simplement en se levant, en disant non, car ils étaient assez nombreux pour ça. Mais une grande partie de cette moitié est restée assise chez elle, sans mot dire, pensant peut-être que ces idées allaient passer de mode, ou peut-être qu’elles s’appliqueraient chez le voisin, pas chez soi. Et maintenant ils sont en enfer, tous, même ceux qui pensaient être du "bon" côté.

L’Ukraine n’a rien d’européen à cet égard. Le totalitarisme européen est d’un genre différent, beaucoup plus trompeur. Son but est le même pourtant. Mais les moyens pour atteindre ce but sont différents. Dans l’esprit de ses concepteurs, dans l’idéal disons, dans la théorie pure, dans sa beauté conceptuelle, la violence ne devrait jamais être utilisée contre la dissidence. Premièrement parce qu’elle n’est pas nécessaire. Et elle n’est pas nécessaire par ce que d’autres méthodes ont été jugées plus efficaces : l’endoctrinement dès l’enfance (appelée dans cette partie de l’UE l’Education Nationale), l’omniprésence médiatique dispensatrice de la bonne parole, évidemment unique, le contrôle dans l’ombre des réseaux sociaux, le contrôle dans l’ombre des partis dits d’opposition, le contrôle dans l’ombre des postes clés. Tout cela suffit pour limiter la dissidence à une minorité de la population, dix, vingt, trente pour cent au grand maximum, qui plus est sans poids, sans organisation, sans leviers de commandes. Et ce nouveau genre de totalitarisme peut s’arranger d’une telle dissidence. « Ce n’est pas grave, laissons-les causer, cela leur fait du bien et cela ne nous fait pas grand mal ». Eh bien jusqu’à un certain point, elle pouvait s’en arranger, oui, mais ce point a été dépassé.

La seconde raison et la plus essentielle aux yeux de ses concepteurs pour laquelle la violence d’Etat ne peut (ou ne devrait) être employée est que ce serait comme d’abandonner le masque. Que le monde extérieur sache que votre société est totalitaire n’est pas le plus grand problème, mais que votre peuple le sache, voilà le problème ! Car la plus grande force de ce type de totalitarisme est qu’il est en grande partie consenti et même réclamé par les populations (mais oui ! songez au covid, ce laboratoire d’essai tombé du ciel pour des aspirants dictateurs : quelle réussite incontestable !) qu’il a pourtant desservies (dans leur grande majorité) et qu’il continue à desservir. Pour expliquer à ces populations hallucinées que leur niveau de vie baisse (et doit continuer de baisser) que leur droits s’amenuisent comme peau de chagrin, que les services autrefois habituels de l’Etat sont de plus en plus en chers et de moins moins performants, qu’elles vont peut-être même devoir prendre les armes et sacrifier quelques pièces plus ou moins dispensables de leur personne pour combattre l’ennemi de leur merveilleuse démocratie, on leur montre du doigt cette Eurasia immense et belliqueuse ou cette Eastasia lointaine et sournoise d’où proviennent tous les maux. Le lien entre les deux n’est pas clair mais qu’importe : désigner un bouc-émissaire est une stratégie vieille comme le monde, semble-t-il, et si elle est toujours d’actualité, c’est bien parce qu’elle marche.

Dans ce type de totalitarisme, le contrôle des médias et des partis d’opposition se fait par l’argent. Dans la théorie immaculée comme un plan d’architecte, l’homme étant de la matière hautement corruptible, cela doit suffire. Et dans les faits, cela suffit dans la grande majorité des cas. Les médias existent toujours, nombreux, certains dit de gauche, d’autres dits de droite ; les partis existent toujours, certains dits de gauche, d’autres dits de droite. Mais de droite ou de gauche, ils sont tous dans le moule, dans la Matrice, et leur opposition est aussi virtuelle que cette dernière. Leur but, en plus de disséminer discrètement la bonne parole, est de servir d’alibi : « vous voyez comme nous sommes libres et démocratiques ! »

Il ne faut pas sous-estimer l’ennemi des peuples, cette engeance parasitaire ultra-minoritaire qui a pris le pouvoir presque partout en Europe et qui est l’instigateur de ce nouveau totalitarisme. Leur compétence en matière d’économie, d’énergie, d’histoire, de sciences et même de géographie est à peu près nulle. Mais leur compétence en électoralisme et en manipulation des foules est considérable, née de siècles de pratique du paravent démocratique. Leur efficacité pour faire adhérer leurs propres populations à des politiques destructrices, qui n’ont qu’un seul but, maintenir cette ultra-minorité au pouvoir au dépends du reste de la population, est maximale.

Quels sont les signes que ce nouveau totalitarisme est arrivé en bout de course ? Eh bien, j’ai déjà répondu en grande partie à cette question : il commence à abandonner le masque de la vertu et à se révéler pour ce qu’il est en réalité. Les incartades à sa prétendue vertu démocratique sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus visibles. Les interdictions, intimidations, incarcérations même se multiplient, visant la dissidence. Devant le flot sans cesse grandissant d’opposants non structurés, cette horde indisciplinée qui n’a qu’un seul point commun, son mécontentement, la panique au sein de la Matrice se fait sentir. L’ennemi commence à oublier les principes même qui lui ont permis de prospérer. Il sape les fondements même de sa légitimité, sa haute vertu démocratique, qui était en vérité sa seule raison d’être. Il sape les derniers articles de foi que pouvaient garder sa population-cœur, dont l’unité est le citoyen croyant laïque. Et en sapant cette croyance, il lui ôte cette illusion si utile que lui, le peuple d’Europe occidentale, est supérieur moralement sur tous les autres peuples de la Terre, puisque cette supériorité était démontrée par sa démocratie sans pareille.

Est-ce à dire que le peuple va pouvoir enfin se débarrasser de son parasite dans un avenir prévisible ? Hélas non. Le peuple d’Europe est vieux, fatigué, sans repère, sans foi, bien trop nourri et a pris durant ces décennies d’hallucination collective les mauvaises habitudes d’un (vieil) enfant gâté. Rien ne dit qu’il ne fera pas le choix cynique de Judas, comme dans cette scène parfaite de La Matrice (le film) où l’un des rebelles fait sciemment le choix de trahir la révolution pour une entrecôte qu’il sait pourtant être aussi virtuelle que son assiette et le décor luxueux mais confortable qui l’entoure. « Moi, dit-il à l’agent Smith, voilà ce que j’aime. Votre monde aussi faux soit-il, aussi monstrueux, me plait mieux que notre vrai vaisseau puant la pisse et la sueur ; je me fiche de la réalité ; je me fiche de l’avenir de l’Humanité. Resservez-moi donc un peu de ce délicieux Bourgogne imaginaire ».

Naturellement après ça, il sera en enfer, pour très longtemps, plus longtemps même que le peuple d’Ukraine.

Dans la même veine, deux autres articles: à propos de totalitarisme ici et à propos de démocratie .

lundi 21 avril 2025

Georges De La Tour 1593-1652 : peintre du mystère

 

Le vielleur de face


Ici, je pense bien sûr au mystère chrétien, mais aussi à peu près tous les autres sens qu’on peut donner à ce mot. Dans le sens "secret et mal connu" par exemple, je ne crois pas qu’il y ait un peintre plus mystérieux dans notre civilisation européenne, même pas Uccello. Et c’est un fait très surprenant car La Tour, loin d’avoir été un artiste maudit de son vivant, ou même au succès d’estime comme on dit, a été très largement reconnu aussi bien par le grand public, c’est-à-dire à l’époque la bourgeoisie locale, que par les plus hautes éminences de Lorraine ou de France : le duc de Lorraine, le roi de France (Louis XIII) à coup sûr et probablement Richelieu possédaient des toiles de ce peintre. Ainsi, La Tour a reçu le titre de peintre ordinaire du roi de France. Sa popularité est si grande alors qu’il est copié abondamment et que ces copies (qui ne sont pas des faux, c’est une pratique normale destinée à permettre aux bourses plus modestes d’acquérir des toiles d’un peintre réputé, la signature, le talent et l’originalité en moins) ou ces imitations sont dites « à la façon La Tour ». On connaît par exemple actuellement dix copies différentes du tableau Saint-Sébastien soigné par Irène dont on sait que l’original appartenait à Louis XIII et l’on n’a toujours pas retrouvé le modèle, celui de la main de La Tour. Pourtant, en quelques années ou quelques décennies au plus après sa mort, son nom va complètement disparaître et tous ses tableaux, même les rares qu’il a signés, seront attribués à des peintres en vogue, fameux ou pas.

Le destin personnel de La Tour est un mystère. Un mystère à rebours de celui de Jésus Christ qu’il a peint au moins trois fois, si discrètement que bien des spectateurs l’oublient, et de bien d’autres grands hommes où la mort sert en principe de révélation ou de consécration. Il faut réaliser qu’on ne possède encore aujourd’hui, malgré de très importants travaux de recherche par les historiens et collectionneurs d’art, aucune pièce de lui, aucune relique si vous voulez, rien, absolument rien hormis quelques poignées de tableaux dont l’attribution n’est plus contestée. Pas une lettre, pas un objet, pas une maison lui ayant appartenu, pas même sa tombe. Le peu que l’on sait de lui nous vient de rapports officiels évidemment très succincts, généralement à charge ou au mieux neutres et de toute façon rares. Toute sa reconnaissance posthume, qui a commencé en 1915 grâce à un Allemand, Hermann Voss, de toute évidence bien meilleur observateur que ses collègues, a tenu donc uniquement à son œuvre picturale. Sa résurrection officielle peut-on dire a eu lieu au début durant les années soixante, début des années soixante-dix, avec tout un lot d’expositions qui lui sont consacrées dans divers coins du monde. Il aura passé trois siècles au purgatoire de la postérité, ce qui ne doit pas être loin d’un record.

Rixe de musiciens (détail): comment a-t-il fait poser les "acteurs" est un mystère

La personnalité de La Tour est mystérieuse. Les sujets de ses toiles, leur traitement si particulier, semblent indiquer un goût pour les humbles, les démunis, voire les miséreux, un esprit charitable ou tout au moins compatissant, une aspiration puissante vers le dénuement, le perfectionnement moral, la solitude érémitique, la sainteté chrétienne. Mais les quelques documents officiels qui nous sont arrivés le montrent pratiquement à l’inverse de ce portrait édifiant. Naturellement, ces pièces étant très limitées et venant possiblement d’ennemis ou de voisins jaloux, elles ne valent pas preuve mais il est tout de même étrange que la plupart convergent pour nous présenter un homme dur sur l’homme et dur en affaires, un vrai hobereau de province imbu de son statut et soucieux de maintenir ses privilèges. De plus, sa trajectoire sociale confirme l’idée que La Tour était un ambitieux, peut-être même ce qu’on appelle un arriviste, et pas seulement en art. Ce fils de boulangers, aussi bien du côté maternel que paternel, aura tout de même réussi à épouser une femme de la noblesse, nettement plus âgée que lui, ce qui pour l’époque ne devait pas être très courant. Il sera d’ailleurs anobli grâce à ce mariage. Et on sait par ces enregistrements officiels qu’il n’a eu de cesse d’accumuler les distinctions propres à augmenter sa position sociale, sa réputation et la fortune familiale (qui au départ devait très largement être celle de sa femme). Tout cela cadre très mal, c’est le moins qu’on puisse dire, avec l’extraordinaire épure, la profondeur métaphysique de son art.

L’œuvre de La Tour est un mystère. Il est particulièrement difficile et risqué d’établir une chronologie de ses œuvres à partir des maigres informations qu’il a laissées. En effet, outre qu’il signait rarement ses tableaux, il les datait encore moins souvent. Un esprit simple comme moi pourrait théoriser — et d’autres l’ont fait ! — que plus La Tour vieillit, plus il va vers un fondu au noir : du jour divers et coloré de la jeunesse vers le crépuscule monochrome précédant la mort en quelques sortes. Mais quoique cette piste soit sans doute la meilleure qu’on ait, elle est contredite par plusieurs œuvres, telles que L’argent versé pour une fois portant une date, difficile à lire certes mais probablement de 1624, qui par le fait que ce soit un nocturne typique, avec son éclairage à la bougie, devrait figurer à la fin de sa carrière, ou Le reniement de saint-Pierre, de 1650, soit juste deux ans au plus avant sa mort, qui au contraire présente des maladresses qu’on croirait de jeunesse. Vous me direz que ça ne fait que deux contre-exemples. Oui, mais deux contre-exemples sur trois tableaux datés en tout et pour tout ! Voilà qui commence mal pour établir une si belle théorie ! Une seconde théorie censée justifier la première est que son fils (l’un de ceux qui ont survécu aux maladies infantiles) aurait peint les parties les plus faibles dans ses dernière œuvres. Pourquoi pas mais l’usage d’apprentis, d’aides était courant et en fait général chez les peintres réputés de l’époque et ça n’impliquait pas une baisse de qualité, le maître choisissant la composition de départ et se réservant la touche finale, celle qui compte vraiment. Ce qui est particulièrement gênant dans le cas de La Tour est que la réalisation peut être très inégale dans un même tableau ; alors quel est le vrai ? Celui qui peint comme à son apogée ou celui qui semble maladroit comme à ses débuts ? D’ailleurs, même cette maladresse caractéristique de la jeunesse n’est pas un critère bien sûr : les deux vieillards (voir La paysanne ci-dessous) unanimement rangés par la critique dans ses premières années ne me semblent pas présenter de maladresses et révèlent en revanche un sens du volume « cubique » qu’on attribue à sa phase ultime. En effet, une autre façon de dater l’œuvre de l’artiste est d’y trouver une évolution stylistique qui irait du réalisme brut, avec une attention particulière sur le rendu des matières, un déploiement de textures et de couleurs, vers une stylisation géométrique de plus en plus grande, une simplicité tendant vers l’épure, où les personnages semblent sculptés dans l’ombre et la lumière, où les matières puis les couleurs et enfin la lumière elle-même semblent disparaître dans un grand fondu au noir. L’aboutissement ultime est alors le Saint Jean-Baptiste dans le désert où l’on ne distingue pratiquement plus rien exceptées quelques lueurs pâles. Pour ajouter aux problèmes, La Tour avait l’habitude et je crois bien le goût de la redite, comme la plupart des perfectionnistes. En gros, il se copiait lui-même en effectuant de petites variations/améliorations parfois si infimes qu’on pourrait en faire sans peine un jeu des sept erreurs : Le tricheur (voir plus bas) en est l’illustration la plus fameuse mais Saint-Sébastien pleuré par Irène (à ne pas confondre avec Saint-Sébastien soigné par Irène dont la ou les versions originales ont probablement toutes disparues) est encore plus étrange à cet égard car hormis le voile bleu vif (voir plus bas) de l’une et presque noir de l’autre, on a bien du mal à trouver une différence.

Le tricheur à l'as de trèfle, sans doute antérieur au tricheur à l'as de carreau: trouver les différences

Pour finir, je voudrais célébrer ce génie de la peinture par une de ses forces qu’on pense le moins à louer, à savoir qu’il est un coloriste extraordinairement subtil. Par subtil, j’entends qu’il arrive à des combinaisons de couleurs (et de matières) incroyablement sensuelles, qui font vraiment plaisir aux yeux, avec une palette très réduite et souvent dénuée de couleur vive, à l’exception toutefois du rouge sang. Naturellement, on trouve de ces exemples plus facilement dans ses scènes diurnes que dans ses nocturnes. Voici mes préférés, avec quelques commentaires :



Détail du tableau intitulé (par les critiques d'art, pas par le peintre qui ne donnait pas plus de titre à ces œuvres qu'il ne les datait) Apparition de l'ange à Joseph. L'interprétation de la scène est probablement juste. Il est évident que le modèle ayant servi à peindre l'ange,  est une fillette, très certainement une des filles du couple La Tour. Elle est très vraisemblablement morte dans l'une des épidémies qui ont emporté presque toute sa famille, le peintre et sa femme y compris. La magie, ou le miracle de l'apparition si vous voulez, vient entièrement de l'éclairage. Aucun effet spécial. Aucun accessoire de théâtre nécessaire. Dommage que ma photo ne soit pas très bonne.



Détail du tableau intitulé la Paysanne, réputé comme un des premiers tableaux de La Tour, bien que j'aie peine à voir autre chose que l'excellence et la maîtrise de son art, malgré la simplicité du sujet. Son pendant, le Paysan, n'est d'ailleurs guère moins impressionnant.



Détail du Tricheur à l'as de trèfle, présenté en intégralité un peu avant. Bien que dans l'esprit, je trouve que son successeur à l'as de carreau est supérieur, je préfère celui-ci dans la forme, précisément pour la raison que j'ai donnée plus haut.



Détail des joueurs de dé. Un de ces portraits de second plan qui font le charme de bien des tableaux des maîtres du Moyen-âge et de la Renaissance.



Le vielleur de profil. La richesse des matières et et la la subtilité des accords de couleur est ici un sommet de l'art pictural, de même d'ailleurs que dans la version du vielleur suivante.



Détail du vielleur de face. Comme morceau de peinture, c'est un must see mais le bonhomme qui a servi à ce chef d'œuvre est un vieillard édenté, aux vêtement sales et rappés, bien plus miséreux que celui du dessus. C'est aussi un de ses portraits les plus émouvants (voir le tableau intégral plus haut).



Détail de la Madeleine aux deux flammes. Bizarrement, La Tour a toujours représenté Madeleine comme une bourgeoise, ou disons une ancienne bourgeoise, avec des signes extérieurs de richesse volontairement inclus dans la scène comme ce très beau miroir. Bizarrement car Madeleine est réputée le plus souvent être une ancienne prostituée. Je serais très curieux de savoir quel modèle il a utilisé car il est flagrant que celui qu'il a fait poser pour toute la série des Madeleine (on en connaît cinq ou six variantes et il en a peint certainement davantage) est une seule et même femme.



Détail du Nouveau-né. Le nouveau-né en question est identifié sans contestation comme le bébé Jésus. Mais rien dans le tableau ne le différencie d'un bébé ordinaire, ni sa mère ni sa grand-mère. Je suspecte La Tour d'avoir utilisé sa femme, une de ses filles et son premier-né, son petit-fils donc (ou sa petite fille, allez savoir!) comme modèles de cette scène. Son interprétation de la naissance "miraculeuse" du Christ me convient évidemment, comme vous pouvez le lire ici.



Détail de la femme à la puce. Sans doute une servante à en juger par l'absence de bijoux. Le seul nu que Latour a peint, du moins parmi les tableaux qu'on connaît.



Détail de Saint-Sébastien pleuré par Irène (celle qui est agenouillée et dont on ne voit pas le visage sur ma photo). C'est le plus simple, le plus épuré, le plus géométrique et selon moi le plus émouvant des tableaux de La Tour. Mais on regrette un peu la virtuosité dans le rendu des traits, des matières et des couleurs dans ce qui est probablement -- pas de date pour le confirmer -- une de ses dernières œuvres.












dimanche 23 mars 2025

Dans le jardin d’Eden : récit de l’origine du mal, première partie

 



     L’épisode décrit dans la Genèse qui se situe dans le jardin d’Eden est sans doute le mythe le plus riche de l’histoire humaine. L’auteur inconnu, juif, a repris d’autres légendes ou mythes plus anciens en leur ajoutant du sien, méthode de création des plus traditionnelles (et des plus fécondes, ajouterons-nous). Pour tout être un peu objectif, il s’agit clairement d’une histoire allégorique, d’un récit merveilleux, d’une légende, d’une fiction — et certainement pas le rapport, même de deuxième ou troisième main, d’un événement réellement observé ou vécu. Tous les personnages et tous les lieux dont parle la Genèse sont des métaphores, des symboles. Certains sont clairement donnés comme tel, par exemple l’arbre fruitier au centre du jardin, dit de la connaissance. D’autres sont à peine plus voilés, comme le serpent descendant de l’arbre, que l’on identifie en Occident en accord avec l’auteur juif, comme étant Satan. Il est donc tout à fait remarquable (et on ne le remarque pas assez) que l’objet de tentation que Satan propose à Hawwah, la première vraie femme selon Genèse, et donc premier vrai échantillon d’Homme, est le fruit de l’arbre de la connaissance.

Tout ce que je viens d’affirmer est aussi indiscutable que des axiomes mathématiques et je ne perdrai donc pas mon temps à le discuter.

Plutôt que de chercher les racines ou les causes de ce mythe qui se perdent dans la nuit des temps, je parlerai de ses objectifs ou, plus particulièrement, de l’un d’entre eux.

L’un des problèmes le plus difficiles, ou en tout cas qui a le plus fait couler d’encre depuis que l’Homme est l’Homme, (et c’est précisément le moment dont parle le récit dans le jardin d’Eden) est celui du mal, plus exactement celui de son origine. Comment d’un être bon et parfait (Dieu ou quel que soit le nom qui lui soit donné) et de sa création peut-on aboutir à une créature partiellement maléfique comme l’Homme ? Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de prouver cette dernière affirmation tant les exemples abondent. En somme, voici la suite logique impossible à concilier : Dieu est bon, Dieu a fait l’Homme, l’Homme est mauvais.

C’est exactement ce que décrit le récit de la Genèse et son but ou au moins le principal est d’expliciter ce mystère, cet énigme apparemment sans réponse satisfaisante possible. Pourquoi Dieu aurait-il créé un être qui tend comme par une aspiration irrésistible, vers le mal ?

Notons tout d’abord que la question n’existe que si, premièrement, vous croyez en Dieu, deuxièmement, que vous croyez que Dieu est bon (il s’agit en effet ici non pas cette fois d’axiomes mais d’objets de croyance ou de foi). Si vous êtes athée, ou même si vous êtes polythéiste, le problème disparaît. Siddhârta Sakyamuni par exemple (et quel exemple plus emblématique pourrait-on donner ?) n’a que faire de cette question. Le diable ou Satan (ou quel que soit le nom que vous voulez lui donner) ne lui est d’aucune utilité ; en effet, il ne croit pas en Dieu (ou aux dieux) et sûrement pas en sa bonté. Il n’a donc nullement besoin d’un personnage tiers pour détourner la paternité du mal du Créateur soi-même.

Tel est en effet une des deux réponses possibles au problème du mal, selon le point de vue du croyant en un dieu unique et bon. Le mal n’est pas la création, même indirecte de Dieu mais d’une autre créature de nature spirituelle antagoniste à dieu, nommée (parfois, en certains lieux et certaines époques) Satan. Certains de ces croyants vont même plus loin et estiment que l’Homme n’est pas la création de Dieu mais de Satan, le diable, l’esprit du mal. Ce n’est toutefois pas l’explication qui a convaincu le plus de monde jusqu’à ce jour. Cela donne en effet une vison outrageusement noire et dirions-nous manichéenne de l’Homme. Comme nous avons maints exemples de la méchanceté de l’Homme, nous avons aussi maints exemples de sa bonté, ou au minimum de sa bonne volonté.

L’explication la plus souvent retenue, et qui est celle apparemment de l’auteur anonyme de la Genèse (non, ce n’est pas Moïse), est que Satan a empoisonné le cœur de l’Homme (en l’occurrence d’une femme prénommée Hawwah). Le mal aurait donc pour origine Satan, le diable, etc.

Cette explication a pour seul mérite et pour seul objectif, non pas de dédouaner l’Homme comme certains le croient, mais de dédouaner Dieu de toute responsabilité pour le mal qui est en l’Homme. Cet essai de justification n’est pas réservé aux juifs (croyants) ou aux chrétiens. Une variante peut être trouvée chez les anciens Perses qui pensaient qu’il y avait un dieu unique Ahura Mazda, le dieu de la lumière (et du feu) et son antagoniste le démon appelé Ahriman. Disons-le, cette explication est faible dans le sens qu’il n’est pas facile de comprendre d’où sort ce Satan, cet Ahruman, si Dieu est unique et créateur de toutes choses. Cela ne fait que repousser le problème. L’hypothèse la plus probable et la plus simple selon moi est donc que Satan, le diable, Ahriman ou quel que soit le nom qui lui est donné, est en fait une création de l’Homme, ou plus précisément une déduction inéluctable de nos facultés de raisonnement. Ce personnage factice est bien pratique puisqu’il sert d’alibi à Dieu dans le procès qui lui est régulièrement intenté et pas seulement par des athées (dernier cas, peu rare, qui d’ailleurs est le comble de l’absurdité)

Une autre tentative d’explication est que Dieu, même si unique, est en fait double. Et on obtient alors le Jupiter à deux faces, Janus ou le Dieu unique mais double de certaines églises ou sectes hérétiques chrétiennes qui pensent que Satan n’est que la facette sombre de la divinité. En somme ou aurait un Dieu schizophrène. Cette croyance est illustrée par exemple dans un conte de Dino Buzzati où l’on voit d’abord Dieu dans son palais céleste gérer les affaires courantes, puis se changer, prendre un ascenseur vers les profondeurs obscures et en ressortir dans le costume sombre de Satan, maître des enfers. Dans cette vision, non seulement l’Homme serait la création de l’esprit des ténèbres mais aussi le monde charnel, c’est-à-dire l’univers entier pour ce que la science en sait. Comme je l’ai dit, cette explication a eu un succès très mitigé.

Néanmoins, le récit du jardin d’Eden est plus riche et plus mystérieux que ça.

Il est vraiment nécessaire de se rappeler que ce récit a des racines plus anciennes que l’auteur juif. C’est en tout cas le verdict des historiens de la Bible et je ne vois aucune raison de ne pas les suivre sur ce point tant les similarités avec d’autres mythes fondateurs d’autres civilisations, parfois très proches, parfois beaucoup plus lointaines dans le temps et dans l’espace, sont évidentes.

Il est aussi nécessaire de se souvenir que ce récit est très ancien, très loin de nous autres, hommes modernes.

Il est donc tout à fait possible, soit que nous nous soyons trompés dans l’interprétation de ce récit soit que l’auteur lui-même, le juif anonyme, se soit trompé dessus en l’écrivant. Un texte aussi plein de symboles et de poésie est particulièrement propice à ce genre de confusions. Car si certains symboles sont à peu près universels, comme le blanc symbole du jour ou de la lumière (mais sûrement pas de la chaleur) ou le courant d’une rivière comme le passage du temps, d’autres ont des sens plus limités géographiquement. Ainsi, le serpent, chez les juifs et chez nous autres est un symbole de perfidie, de duplicité, bref d’un esprit méchant. Mais ce n’était pas le cas (et ça ne l’est toujours pas, je suppose) chez d’autres peuples, comme les Indiens. On a une illustration flagrante de ce travestissement du sens dans le film de Disney Le livre de la Jungle qui fait de Kaa, le serpent python, un être veule, abject et perfide alors que dans la version originale de Kipling inspiré par les légendes hindoues, Kaa, est en réalité un personnage incarnant la sagesse et l’expérience. Ainsi donc, et je reviens maintenant à mon point de départ, il est tout à fait possible que l’auteur juif ait pris, volontairement ou non, un personnage originellement positif ou neutre pour un personnage négatif. Et on a bien un sérieux indice de cette transformation. Car le fruit que le serpent fait goûter à Hawwah est celui de l’arbre de la connaissance. En quoi est-ce négatif ?

Dans le récit de l’auteur juif, le fruit de cet arbre est dit « défendu ». Mais le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est guère défendu dans les faits ; cette interdiction est aussi suspecte que la défense faite à la femme de Barbe Bleue de ne pas ouvrir une certaine porte alors même que son mari lui remet la clef. Enfin, la contradiction évidente vient peut-être tout simplement du fait d’une « erreur » d’interprétation : peut-être que le fruit n’était pas défendu mais dangereux, ce qui est un concept très différent.

Pour ce qui est du nom de l’arbre, le terme de « connaissance » doit être pris dans son acception la plus large, à savoir celle de la conscience. Ce que le serpent montre à Hawwah, ce n’est pas qu’elle est nue mais quelle est, tout simplement. Et que le monde autour d’elle est. À partir de ce jour, plus rien ne sera pareil pour elle et Ha-adam. Ils savent maintenant qu’ils sont, que le monde est, que les choses et les êtres naissent et meurent. Est-ce un mal ? Chacun répondra selon son cœur à la question. Mais il est certain que cette connaissance est risquée, porteuse de bien des peines. Les deux amants sont donc à ce moment-même, allégoriquement parlant, chassés du paradis terrestre.

Dans ce cas me direz-vous, qui est le serpent ? Eh bien de toute évidence une manifestation de Dieu. Car il était dans le Plan qu’Hawwah, ou un autre qui n’a pas laissé de nom, goûte au fruit de l’arbre de la connaissance, quelles qu’en soient les conséquences.

 

Ce petit article doit être lu comme une introduction au vaste problème de l’origine du mal et de sa nature fondamentale. En effet, je montrerai dans une prochaine partie que si on connaît l’origine du mal, on connaît aussi sa nature. J’ai déjà tracé ici-même une piste très claire de ce que sera la continuité de cette réflexion et où elle nous emmènera. À ce propos, j’ai écrit il y a de cela bien longtemps un très bref poème, sorte de Haïku si vous voulez, que voici :

Créature hybride

Mi-bête, mi-sylphide

L’Homme est le serpent à la pensée bifide.


Pour finir, un mot sur l’illustration qui sert à orner cet article. C’est un de mes premiers dessins, du moins un des premiers que j’ai conservés malgré quelques défauts flagrants, et que j’ai même inclus dans mon premier "livre d’images", qui est aussi probablement mon meilleur, Scènes d’amour, que vous pouvez trouver à très petit prix en version kindle ici. La scène est effectivement inspirée du récit biblique situé dans le jardin d’Eden. Au départ, j’avais eu l’idée peut-être excessivement baroque de donner à Hawwah un long cou de serpent, indiquant une fusion physique et métaphysique entre les deux personnages. Le résultat graphique étant assez monstrueux, plus dans la lignée de The Thing que d’une scène biblique, je suis finalement revenu à une description plus traditionnelle de la légendaire première femme et mère de l’humanité. Mais on peut retrouver dans le cou quelque peu trop long du personnage un vestige de cette première version. L’autre personnage est bien sûr le futur compagnon d’Hawwah, Ha-adam. Il est accroupi, quelque peu bestial, et plus bas que sa très désirable compagne car il n’a pas encore goûté au fruit de l’arbre de la connaissance contrairement à elle. La tête de lion cachée dans la cascade a bien sûr la même signification métaphorique que le lion blanc Aslan du Monde de Narnia (dont je n’ai lu que quelques paragraphes, cela dit). Le dessin est une aquarelle en noir et blanc, une de mes spécialités incontestée, mais avec au moins deux noirs différents, du noir de bougie et du noir d’ivoire, peut-être même un peu de gris de Payne, un gris très sombre à reflet bleuté.

Autre article de ma part ayant pour sujet un personnage biblique: ici.