Le dragon fantastique : aquarelle, feutre, pigments, rehauts de blanc |
Mon vieux dico me souffle que le fantastique est le royaume de l’imaginaire, de l’irréel, du surnaturel. Toujours tirée de ce même dico, une citation de Roger Caillois (ne me demandez pas qui c’est : Wiki est votre ami) tente d’en donner une définition plus précise : « … le fantastique est rupture de l’ordre reconnu, irruption de l’inadmissible au sein de l’inaltérable légalité quotidienne ». C'est bien dit et je vois plusieurs mots intéressants là-dedans : rupture, ordre, reconnu, inadmissible. Je suis tout à fait Caillois dans le choix de ses termes. Oui, le fantastique n’est pas nécessairement le royaume de l’irréel et du surnaturel, comme on le croit et l’écrit souvent. Ce qui compte n’est pas que l’événement raconté ou montré soit à proprement parler surnaturel mais qu’il soit ressenti ou compris par le lecteur, le spectateur, comme tel. C’est pourquoi le choix des mots de Caillois me paraît tout à fait judicieux.
Je
dirais que ceci est la définition du fantastique la plus stricte et
la plus satisfaisante intellectuellement. Et les grands noms qui s’y
rattachent sont alors Poe, Le Fanu, Hoffman, Chamisso, Gogol, Stevenson,
Machen, Lovecraft, Borges, Sturgeon, et, si on veut, Stoker.
Permettez-moi de rajouter à cette liste assez consensuelle le nom de
William Hope Hodgson, bien que ce soit loin d’être l’écrivain
le plus accompli qu’on ait vu dans le domaine et celui de Gene
Wolfe, qui devra bien un jour être reconnu à sa vraie valeur (il
suffit pour ça de mourir me direz-vous ; ce devrait être
bientôt fait). Et permettez-moi d’omettre l’inévitable Stephen
King, même s’il n’est pas sans mérite. Peut-être vous
étonnez-vous de ne pas trouver dans cette liste quelques noms très
fameux. Maupassant pourrait peut-être y figurer à la marge. En
effet, selon moi, le fantastique de Maupassant ne répond pas complètement à la
définition donnée plus haut. Presque rien, me semble-t-il, dans ses
nouvelles dites fantastiques n’est véritablement inadmissible,
rupture de l’ordre reconnu comme dit aussi Caillois. Le problème,
si c’en est un, vient de l’ambiguïté de ses récits, de la non
fiabilité des personnages qui les rapportent ou qui les vivent. Le fantastique tel que définit plus haut exige en effet que le témoin de ces événements soit crédible. Est-ce qu’il existe un seul texte fantastique de Maupassant où
l’on ne peut pas attribuer l’événement “surnaturel” au
psychisme délirant du héros ? Je n’en vois qu'un, le plus fameux de tous, et encore beaucoup contesteraient cette classification. C’est
la même raison qui m’a fait écarter Henry James et son fameux Tour
d’écrou (la fille est beaucoup trop détraquée pour être prise au sérieux). Kafka est également un de ces auteurs à la marge du
genre, que l’on pourrait accepter à la rigueur. Le problème vient
cette fois du monde dans lequel évoluent les personnages, qui semble
plutôt relever de la fable que de la réalité de l’époque. Or,
une des conditions pour pouvoir entrer dans le genre fantastique tel
qu’il a été défini plus haut est d’ancrer la narration dans le
réel, et même de préférence dans le réel le plus quotidien
(rappelez-vous : « l’inaltérable légalité
quotidienne » sur laquelle je ne me suis pas trop appesanti).
Vous me direz que La Métamorphose… Oui, à la rigueur La
Métamorphose. Mais j’ai toujours le soupçon avec Kafka de lire
une fable ou une allégorie, ce qui est fort bien également, mais
c’est autre chose. De même, la majorité des contes de Borges,
mais pas tous, pourraient être disqualifiés pour la même raison.
Après
les spécialistes du genre, viennent les amateurs, je veux dire ceux
qui pratiquent le fantastique par accident et pour ainsi dire à
leurs heures perdues. On pourrait citer ainsi Kipling, London, Balzac
qui ont tous œuvrés épisodiquement dans le domaine et
parfois pour le meilleur. On pourrait peut-être même avancer, un
peu audacieusement, le nom de Shakespeare. Après tout, Le Songe
d’une nuit d’été, Macbeth… Mais je suppose qu’il
conviendrait mieux à ma deuxième catégorie.
La seconde variété comprend tout ce qui en tant que lecteur ou
spectateur nous semble avoir les formes et les couleurs du fantastique et qui ne l’est pourtant pas
selon la définition plus sévère donnée plus haut. Naturellement,
cette catégorie est la plus représentée, très logiquement, et de
loin. Je suppose même, sans preuve il est vrai, qu’on pourrait
trouver dans chaque écrivain de renom un texte au moins pouvant
entrer dans cette catégorie (certaines exceptions me viennent
toutefois immédiatement à l’esprit).
Ainsi,
Tolstoï, l’écrivain diurne et rationnel par excellence, a écrit
certains chapitres dans son (trop) long roman Résurrection, qui
pourraient relever du fantastique au sens le plus large. Et il se
trouve que ce sont aussi les plus beaux chapitres du roman. J'ai déjà parlé de Maupassant, James et Kafka que je range ici sans hésiter. Chez les
Russes, Tchékhov et Dostoïevski ont tous deux également des
nouvelles ou des parties de roman qui peuvent sans trop de difficulté
rentrer dans la catégorie. L’œuvre de Cervantès en est truffée.
Hugo en a lui aussi. La Divine Comédie toute entière est bien sûr
une œuvre fantastique dans ce sens élargi.
Chez
les écrivains contemporains les plus célèbres, on peut en trouver
de même. Ainsi, même chez Carver, le chantre du minimalisme, du
tragique dérisoire et du banalement sordide, on peut lire cette
merveille d’atmosphère fantastique qui s’appelle Blackbird Pie.
Enfin,
L'Oncle Silas, qui est peut-être le meilleur roman fantastique de
ma connaissance — les
meilleurs écrits fantastiques étant le plus souvent des nouvelles,
généralement brèves, très exceptionnellement des novellas —
ne contient strictement aucun événement “fantastique”, bien
qu'il appartienne indéniablement à ma deuxième variété.
Lisez-le et vous comprendrez d'où sortent certaines des meilleures
idées du Dracula de Stoker.
Il existe enfin une autre variété de marginal, à vrai dire
peut-être représentée par un écrivain unique, Gaston
Leroux. Chez cet écrivain, on trouvera tous les ingrédients du
genre, toutes les lettres serais-je tenté de dire, mais pas
l’esprit. En effet, au lieu de nous persuader que les événements
rapportés, souvent des plus hauts en couleur pourtant, sortent de
l’ordre naturel, il s'acharne à nous persuader du contraire. Avec
lui, tout peut s'expliquer : les vampires, les créatures de
Frankenstein, les sasquashs, les fantômes, les savants fous… Dans
sa volonté de cartésianisme, il pourrait se rattacher davantage à
la SF, ou au roman de mystère à l'anglo-saxonne, comme Le mystère de la chambre jaune, si ses sujets étaient un peu moins… fantastiques. Et bien qu'il
ne soit pas impossible de trouver chez lui quelques nouvelles
appartenant sans discussion au genre, même selon le sens le plus strict,
je ferai donc pour lui tout seul, il le mérite bien, une troisième et dernière catégorie qui portera son nom.
Quelques liens :
Blackbird Pie de Raymond Carver
L'oncle Silas de Sheridan Le Fanu
Toutes les couleurs de l'enfer (All the hues of hell) de Gene Wolfe, recueil composé spécialement pour les Français (ça n'annonce généralement rien de bon) qui ne comprend, selon l'éditeur, que des récits fantastiques. Sans doute pas le meilleur recueil de Wolfe mais contient tout de même quelques uns de ses plus beaux textes fantastiques (Le détective des rêves, Kevin Malone, Suzanne Delage, La plus belle femme du monde). Quant à la nouvelle éponyme, Toutes les couleurs de l'enfer, excellente aussi, elle est en fait de la SF la plus pure, du space-opera, chose pourtant excessivement et regrettablement rare chez Wolfe ! Comme quoi les éditeurs ne lisent même plus les livres qu'ils publient, c'est dire ceux qu'ils ne publient pas.
La Grande Anthologie du Fantastique, des anthologistes Stragliati et Goimard, la meilleure anthologie fantastique en langue française et de loin. On peut toutefois s'étonner de l'absence de quelques auteurs comme W.H Hodgson ou... Stephen King, qui écrit de bons textes quand il veut.
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