Quelqu’un a dit — Gandhi peut-être,
ou sa légende — à propos de ses adversaires : « d’abord ils vous
ignorent, ensuite ils vous ridiculisent puis ils vous combattent et alors vous
avez gagné ». Malheureusement, les écrivains du ghetto, en particulier celui de la SF, se trouvent
toujours à la première case. On pourrait même dire sans
prendre beaucoup de risque que leur statut s’est encore détérioré durant la
seconde moitié du vingtième siècle. Où sont les Jules Verne, les H.G. Wells,
les Edgar Poe, les Jack London, les George Orwell aujourd’hui ? Ces écrivains avaient une
réputation littéraire qui n’avait pas grand-chose à envier à celle de leurs
confrères mainstream et avaient parfois même pignon sur rue. Vous me direz que Bernard
Werber ou l’auteur inoubliable des aventures d’Harry Potter dont j’ai oublié le
nom ont eux aussi pignon sur rue. Oui, mais quelle descente ! Ces
écrivains de gondole de supermarché ont autant à voir avec la littérature que les
aventures d’Alice revues par Walt Disney ou le roman Anna Karénine revu et
corrigé par les fumeurs de havanes de Hollywood. Les auteurs de SF ou de
fantastique veulent et on le droit d’être jugés selon les mêmes critères que
les auteurs mainstream. On pourrait alors comparer. Alors la vérité serait criante :
d’abord, les premiers ont quelque chose à nous dire quand les seconds n’ont presque
plus rien ; ensuite, ils sont environ cent trente-deux fois plus novateurs
et originaux que les derniers ; et enfin ils sont, en moyenne, bien meilleurs
écrivains. Comment a-t-on pu en arriver là ? Justement en ghettoïsant les
premiers et en prenant soin qu’ils ne ressortent pas de leur petit monde où ils
peuvent continuer de tourner en rond tout à loisir. Maintenir l’ignorance est
le mot d’ordre des cercles au pouvoir. Oh, on ne leur a pas mis d’insigne infamant sur le revers de la veste — quoique : allez donc mettre un gros SF
sur la jaquette des derniers Houellebecq (horrible romancier s’il en est) comme
il aurait été attendu, vu les thèmes abordés, et vous auriez vu l’effet sur les
foules (et sur les jurys de prix littéraires) — on a fait bien pire : on le leur a greffé dans le
cerveau. Le piège est quasi parfait. Soit vous vous coulez dans le moule tout
prêt pour l’écrivain de SF/Fantasy à futurs (hypothétiques) best sellers et
renoncez à à peu près tout ce qui fait qu’un livre vaut la peine d’être lu et
relu, soit vous vous en écartez et vous êtes condamné à travailler comme un forçat
pour arriver, tout juste, dans le meilleur des cas, à joindre les deux bouts.
Peut-être qu’arrivés à ce point, vous me citerez, pour le plaisir de me
contredire, le nom fameux de Philip K. Dick. D’accord, il a réussi, je l’avoue,
probablement même réussi au-delà de ses rêves. Même Hollywood et compagnie sont
à genoux devant son Œuvre (je vous conseille en passant la remarquable série
commandée dernièrement par Amazon — mais oui ! — tirée de son roman the
man in the high castle). C’est indiscutable : Dick est devenu riche,
célèbre et on le demande partout. Le problème, c’est qu’il est mort avant de l'être. Il n’a même pas eu la chance de visionner le film qui allait
le rendre célèbre : Blade Runner. Et toute sa vie a été un combat
perpétuel pour faire bouillir la marmite. Dick a eu la “chance” de s’évader du
ghetto par la plus étroite porte qui soit : celle qu’on a vissée sur son
cercueil.
Comme je disais, le piège est
parfait. Soit vous jouez le jeu de ce petit monde qui tourne en rond et tout va
bien pour vous, ou disons pas trop mal, sauf que vous tournerez vous aussi en
rond. Vous bénéficierez d’un auditoire, petit certes généralement, mais plutôt
fidèle, du moment qu’il y a le sigle SF écrit en gros bien au milieu sur votre
bouquin. Mais si vous ne suivez pas les règles du jeu, attention ! Vous ferez
fuir le lectorat d’aficionados, qui détestent, souvent à juste titre vu ce qui
se publie de nos jours, tout ce qui tend vers la littérature mainstream, et
vous serez snobé comme avant par le public mainstream, car votre insigne infamant n’a nullement disparu comme vous pourriez naïvement le croire. Donc
vous perdez sur les deux tableaux. C’est le sort le plus commun réservé à tous
les auteurs de SF qui ont tenté la grande évasion. Dick bien sûr, mais aussi
Sturgeon, Wolfe, Crowley, Le Guin, Tiptree et bien d’autres sont là, ou étaient là, pour
en faire la démonstration. Dans le meilleur des cas, si on peut dire, vous
serez réintégrés par la communauté que vous avez tenté de fuir après avoir battu
votre coulpe et signé votre reddition complète sous la forme de quelques pavés monumentaux
et à peu près ineptes, en plusieurs volumes naturellement, du genre Helliconia
ou Majipoor (traduire par « pauvre magie »).
Et pourtant, malgré tous les
obstacles, les véritables murs dressés partout autour de ces audacieux
explorateurs, c’est bien à eux que l’on doit que la littérature de ces
dernières décennies, tous genres confondues, n’a pas entièrement rendu l’âme et
a continué, vaille que vaille, à explorer de nouveaux territoires vierges et
dangereux de l’esprit humain.
En remarque finale, j’ajouterai que
ce que je décris dans le monde littéraire est apparemment en train de
contaminer d’autres secteurs, peut-être plus inattendus, comme les séries TV. Franchement,
les séries les plus novatrices, les plus osées sur le plan du discours (à vingt
mille lieues du politiquement correct), les plus mémorables, ne sont pas venues ces derniers temps
de la littérature mainstream mais bien de la SF, de la fantasy ou du policier :
je pense à l’exceptionnelle audace du Battlestar Galactica nouvelle version,
qui, malgré son titre, n’a vraiment rien de la série plutôt ringarde et kitsch des
années 70 (ou 80 ?), je pense à l’excellente adaptation de a song of ice
and fire de G.G. Martin intitulée justement mais moins joliment Games of Thrones,
aux deux premières saisons de Breaking Bad ou encore aux premiers épisodes,
magnifiquement scénarisés, réalisés et joués de the man in the high castle (espérons qu'il y ait une suite),
voire à la seconde saison de The Walking Dead (remarquable de tension
dramatique après une première saison très inégale et avant, hélas, le grand
guignol répétitif et sanguinolent qui suit).
N'y aurait-il pas là des signe que quelque chose est en train de
bouger dans ce ghetto ? Ces murs vont-ils tomber, enfin, après que bien d’autres,
qu’on aurait cru plus durs et mieux protégés, soient tombés ?
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