samedi 10 septembre 2022

L’art de la guerre russe

Un Chinois, Sun Tzu, a écrit un traité fort célèbre sur le sujet. Je pense que certains Russes pourraient écrire eux aussi leur « Art de la guerre » et qu’il serait du plus grand intérêt pour les stratèges militaires du monde entier et plus particulièrement de ce louche conglomérat de nations qu’on appelle l’Occident, mené et entièrement dominé par les USA. Car ces derniers en auraient de toute évidence bien besoin. Encore faudrait-il qu’ils veuillent apprendre.

Les Russes ont baptisé cette guerre en Ukraine Opération Militaire Spéciale (OMS pour la suite, à ne pas confondre avec l’autre acronyme, car les buts sont diamétralement opposés). De leur point de vue, en tout cas du point de vue de Vladimir Poutine et de ses délégués à la dite Opération, ce n’est donc pas une guerre. Et de fait, la Russie n’a déclaré formellement la guerre à personne, pas même à l’Ukraine. Pour cela, Poutine a commencé par reconnaître l’indépendance des territoires du Donbass. En continuant le raisonnement, il devenait donc évident que c’était l’Ukraine qui avait envahi des nations, celles du Donbass, les Républiques de Luhansk et Donetsk, en plus de les bombarder depuis huit ans. Et qu’en tant que seule alliée de ces républiques indépendantes, la Russie se devait d’intervenir pour repousser l’envahisseur, tout comme les USA estiment de leur devoir d’intervenir, avec beaucoup moins de raisons, quand un de leurs lointains et sympathiques alliés est en difficulté, qu’il s’appelle Isis ou Al Qaeda en Syrie, Taïwan en Chine ou justement Ukraine. Sur le plan légal, on peut donc dire que la guerre en Ukraine est une guerre civile entre Ukrainiens de l’Ouest, commandités et payés par les USA, et Ukrainiens de l’Est, soutenus par leurs alliés russes. Dans les faits, on dira qu’il s’agit d’une guerre par proxy des USA contre la Russie, qu’elle voit comme son éternelle rivale.

Pourquoi les stratèges russes n’ont pas choisi l’option de la guerre ouverte ? Une réponse évidente est bien entendu le nom de leur réel adversaire, qu’on nomme OTAN pour être aimable avec tout le monde mais qu’on ferait mieux d’appeler l’Empire US. Comme tous gens de bon sens, ils veulent autant que possible éviter une confrontation directe avec celui-ci, et l’escalade prévisible qui s’ensuivrait. Et c’est d’autant plus important que les gens de bons sens sont une denrée extrêmement rare de nos jours dans l’Empire. Nous le savons bien, nous en faisons partie. Une seconde raison est que la conquête de l’Ukraine ne fait pas partie des buts de l’Opération. Nulle part, Poutine n’a affirmé que leur but était d’aller à Kiev (sous-entendu comme à Berlin en 1945). Les trois objectifs clairement posés dès le premier jour par le Président sont la libération des territoires occupés, le Donbass donc qui compte pour à peu près un cinquième de la surface de l’ex Ukraine, la démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine. Quelle signification sur le plan pratique ? Le premier objectif se passe d’explication. Le second consiste, pour dire les choses telles qu’elles sont, à éliminer une partie si importante de l’armée ukrainienne, matériellement et, hélas, humainement, qu’elle soit rendue infirme, inoffensive. Le troisième est, je crois, volontairement obscur ; il laisse la porte ouverte à bien des interprétations et peut conduire vers des horizons bien différents pour l’Ukraine nouvelle. L’interprétation minimaliste est que les groupes Azov, Kraken et autres formations néo-nazis doivent être éliminés avec ou sans procès. A ces trois objectifs clairement exprimés, il faut ajouter un quatrième plus tacite mais tout aussi important : éviter au maximum les pertes civiles et militaires (du côté russe évidemment). Eviter les pertes civiles puisque les combats se déroulent uniquement, sauf quelques missiles ciblés vers Kiev ou Lvov, dans des territoires à la population très majoritairement russophile. Cet objectif qui est en fait une contrainte ajoute à la difficulté du plan des opérations.

Bien, maintenant que le cadre est posé, passons au vif du sujet, cette fameuse OMS, ou qui le deviendra, fameuse, qui semble si complètement à rebours de tous les manuels militaires. En effet, ceux-ci affirment depuis des siècles que pour espérer réussir une offensive, les assaillants doivent présenter un ratio de 3 contre un par rapport aux défenseurs. Mais voilà, les forces alliées tout compris, russes et républicaines, étaient à peine le tiers de l’armée ukrainienne au commencement de l’OMS, c’est-à-dire très exactement l’inverse du ratio recommandé (la Russie jusqu’à ce jour, n’a dédié que 10 à 15 % de son armée régulière et de ses équipements militaires à l’OMS). Et vous pouvez être certain que les Russes qui ont vaincu l’armée napoléonienne et la Wehrmacht le savent. Pourquoi donc accepter un tel désavantage de la part des Russes ? Pourquoi combattre avec un bras dans le dos ? Elémentaire mon cher Watson : parce que la Russie n’a aucune intention ni désir de conquérir ou tenir les territoires et villes qui, selon le cours plein d’aléas de sa campagne viendraient à tomber sous sa coupe (l’idée que l’armée russe forte à ce moment-là de ses cinquante mille hommes allait prendre Kiev est ainsi une erreur d’interprétation ou plus probablement un mensonge assumé du camp adverse). Remarquez qu’elle n’en a pas besoin puisque les troupes "d’occupation", de maintien de la paix en fait, sont et seront les troupes ou plutôt les milices locales, entièrement favorables à la Russie. Ce faible chiffre est aussi, de manière tout aussi élémentaire, une précaution dans l’hypothèse improbable mais non négligeable où l’Empire entrerait directement dans ce conflit, envoyant ses propres troupes sur le terrain en plus de son matériel (quelques mercenaires plus ou moins compétents ne peuvent représenter les troupes de l’Empire). On peut admettre que la supériorité de l’équipement russe compense en partie ce déficit en soldats (par exemple, l’emploi quotidien de missiles à longues distances inarrêtables et d’une grande précision permet de réduire significativement les points de concentration en personnels ou en matériels ou les deux de l’Ukraine sans mettre leurs propres troupes en danger) mais c’est très loin de remettre les camps à égalité. Et même maintenant, après les pertes monstrueuses subies par l’armée ukrainienne et l’arrivée de soldats venus renforcer le camp Russe (quelques dizaines de milliers apparemment), le ratio n’est toujours pas favorable à une vaste offensive du côté allié. Comment donc ont-ils fait et comment continuent-ils de faire pour atteindre leurs objectifs, libération des territoires occupés par l’envahisseur, démilitarisation et dénazification, tous objectifs en bonne voie de réalisation ? Je rappelle ici qu’à ce jour, les alliés ont repris la totalité de la République de Luhansk, une partie de celle de Donetsk plus quelques territoires qui n’étaient pas marqués sur la feuille de route comme ceux de Kherson et Marioupol (quoique ce dernier puisse rentrer dans l’objectif de dénazification puisque c’était le quartier général des nazis estampillés et tatoués d’Azov). Cette réalisation est d’autant plus remarquable que l’Empire n’a de son côté pas cessé de fournir argent, matériels, tâchant de remplir sans cesse le panier percé qu’est une armée en déroute.

Comment donc ont procédé les Russes pour surmonter leur énorme désavantage ? Et ceci en remplissant consciencieusement le quatrième objectif, qui est d’économiser au maximum les vies amies, militaires ou civiles. Dans le brouillard de la guerre, il est évidemment difficile de voir les formes et les mouvements avec précision (et si vous comptez sur les MSM pour vous éclairer, c’est que vous êtes mûrs pour recevoir la visite d’un charmant VRP qui vous vendra le pont de Brooklyn ou la pyramide de Mykérinos pour un très gentil prix) mais sur la durée, on peut observer des schémas qui reviennent. Les Russes attaquent au nord puis se retirent après quelques escarmouches ; les Ukrainiens voyant la faiblesse de l’adversaire se ruent à sa poursuite et sont décimés. Les Russes attaquent au sud, prennent quelques villages sans grande importance et sans grand combat avant d’être bloqués par la puissante défense ukrainienne et se retirent sans tambour ni trompette ; devant cet aveu d’échec, les Ukrainiens prennent confiance (au moins leurs chefs, surtout ceux qui sont à Kiev, à Washington ou à Londres) et ordonnent une contre-offensive : l’armée ukrainienne est décimée. Les Russes attaquent à l’est… Bon, j’arrête là. Et quand j’emploie le verbe décimer c’est dans le sens moderne — je ne fais pas dans l’antique — qui signifie que la grande majorité des contre-attaquants finit à l’hôpital, au cimetière ou dans un camp de prisonniers.

Toute la tactique russe semble être d’attirer les forces ukrainiennes hors de leurs défenses fortifiées et préparées depuis des années, afin de pouvoir utiliser toute la puissance ravageuse de leur artillerie, qui comme chacun sait ou devrait savoir s’il s’intéresse quelque peu aux affaires militaires, est la meilleure du monde autant sur le plan quantitatif que qualitatif. Mais pour que le piège fonctionne encore et encore, il faut plusieurs conditions. La première est que l’appât doit être irrésistible, ce qui signifie qu’il faut que sa propre position soit jugée très faible par l’adversaire (qui je le rappelle bénéficie de la surveillance satellitaire américaine, ce qui interdit toute manœuvre d’importance cachée, comme par exemple de prépositionner des forces là où on espère attirer l’ennemi) qu’il faut être prêt à perdre des pièces dans l’opération, des hommes et des machines, probablement de nombreuses pièces. Et il faut être rapide et très bien organisés, très bien coordonnés, pour pouvoir retirer le gros des troupes en bon ordre jusqu’au lieu retranché déjà préparé tout en envoyant au moment idoine et pas avant (que le poisson ait avalé l’hameçon) des renforts de milliers d’hommes avec tout le matériel nécessaire en quelques heures ou quelques jours au plus (sans quoi les troupes qui sont chargées d’attirer l’adversaire, très inférieures en nombre, même bien retranchées, sont parties pour un très mauvais moment). Cette rapidité et je dirais cette versatilité dans les manœuvres russes sont frappantes. Ils ne cessent pas de changer leurs aires d’attaques et de replis, le théâtre des opérations est incroyablement mouvant (contrairement à l’impression qu’en ont beaucoup d’observateurs trop superficiels ou trop myopes). Naturellement de telles prises de décisions et une telle rapidité dans la manœuvre sont les marques d’un entraînement, d’un savoir-faire et d’une compétence admirables à tous les niveaux que certainement peu d’armées actuelles peuvent se vanter d’avoir. En somme, les Russes incitent leurs adversaires à échanger leurs positions retranchées très favorables pour des positions qui ne le sont pas du tout, (partir en terrain découvert sous une artillerie et une force aérienne comme celles de la Russie confine au suicide de masse) en leur faisant miroiter quelques victoires prestigieuses. Néanmoins, toutes ces qualités ne suffisent pas à expliquer le succès affolant de l’OMS, à mon avis supérieur aux attentes les plus optimistes de l’Etat-Major russe. L’obstination des chefs ukrainiens ou plus vraisemblablement américains à tomber presque systématiquement dans le panneau est en effet inexplicable sans un autre facteur. Ironiquement, c’est le plus grand point fort des USAméricains qui est ici l'épée de damoclès pour l'armée ukrainienne. Toute la politique et la stratégie militaire de l’Empire est sinon basée au moins dépendante fortement du département "Comm" ce que les anglo-saxons appellent Public Relations (PR). Les Américains ont absolument besoin de succès médiatiques, c’est-à-dire de ces succès mineurs, réels ou illusoires, que leur énorme machine médiatique va pouvoir transformer en grande victoires devant leurs populations ébaubies, afin de justifier l’investissement politique total dans l’affaire, avec tous les effets contreproductifs qu’on connaît, et les dépenses toujours grandissantes de l’Etat en faveur de l’Ukraine (mais surtout du secteur militaro-industriel domestique, voir Raytheon et consort). Bien sûr ce qui est dit pour les USA est aussi vrai pour nous. Cette force médiatique joue entièrement en défaveur de l’armée ukrainienne à court et moyen termes (je doute qu’il y ait de long terme pour elle) chargée qu’elle est d’obtenir à n’importe quel prix ces succès fictifs ou de très courte durée et de très faible ampleur. Les pertes en vies humaines, gigantesques, jamais vues depuis la seconde guerre mondiale, n’entrent quasiment pas dans le champ de considérations de l’Empire puisque ce sont des vies ukrainiennes, en très grande majorité. On a rarement vu chair à canon plus cheap.

Nous avons en ce moment de magnifiques exemples si on peut dire de ces opérations PR si dévastatrices pour l’armée ukrainienne. Les dites contre-offensives de Kherson puis de Kharkov, entreprises sans appui aérien ou presque, sont des opérations suicidaires que des militaires dans leur bon sens, normalement compétents, ne devraient jamais ordonner. Et l’on entend justement des bruits insistants comme quoi l’Etat-major ukrainien aurait contesté ce choix à de multiples reprises. Mais voilà ce ne sont pas les militaires qui décident au bout du compte, ce sont les politiques et plus particulièrement les payeurs, qui sont USaméricains avec bien sûr ces dindons farcis d’Européens. Le deal est très simple et très cynique comme toujours avec ce brave oncle Sam : vous voulez continuer à être payés ? alors donnez-nous-en pour notre argent. 

Encore quelques victoires de ce genre et l’armée ukrainienne aura cessé d’exister. Et le second objectif de Vladimir Poutine aura été plus que rempli.


Enfin, pour décrypter cette énigme qu’est toujours une guerre en cours, d’autant plus quand on est dans un pays partie prenante de cette guerre, avec donc la propagande obligatoire et généralisée régnant sur tous les canaux officiels (il ne faut pas démoraliser le front domestique, assis devant sa télé ou derrière sa radio, qui s’apprête à se faire hara-kiri sans le savoir) je vais donner quelques noms de personnes, spécialistes en renseignements ou en opérations militaires, qui m’ont aidé à me faire mon idée sur l’Opération en cours, en plus de mes propres petites cellules grises, et qui pourraient donc vous rendre le même service. Hélas, il n’y en a aucune qui soit francophone. Je citerai sans ordre de préférence Andrei Martyanov, Andrei Raïevsky, Mac Gregor (j’ignore son prénom à moins que ce soit Colonel), Scott Ritter, Brian Berletic, Larry Johnson et, avec prudence celui-ci, car il est à moitié fou, un jour génial un jour fou, Jacob Dreizin. Cela fait trois Américains d’origine russe sur sept, ce qui peut sembler beaucoup pour un panel impartial mais que voulez-vous ? si vous voulez des informations sur une guerre qui se passe en Ukraine, entre gens qui parlent tous russe, mieux vaut comprendre le russe. Pour être honnête, je dois signaler que le premier cité est un porte-voix non officiel mais pas vraiment déguisé du Ministère de la Défense russe (localisé aux USA), ce qui ne l’empêche pas d’être très drôle en plus d’être informatif.


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