samedi 17 septembre 2022

France, Occident : quand l'élite nous tire vers le gouffre

 

"Vous regardez ces maisons éparpillées et vous êtes saisi par leur beauté. Je les regarde et la seule pensée qui me vient, moi, est le sentiment de leur isolement et de l'impunité avec laquelle un meurtre peut être commis ici [...] Elles me remplissent toujours d'une certaine horreur. C'est ma conviction [...] que les ruelles les plus sordides de Londres ne présentent pas un bilan plus terrible qu'une belle campagne riante.

- Vous m'horrifiez.

- Mais la raison en est très évidente. La pression de l'opinion publique peut faire dans la ville ce que ne peut accomplir la loi. Il n'y a pas d'allée si vile où le hurlement d'un enfant torturé ou le choc sourd d'un coup d'ivrogne n'éveille pas quelque sympathie parmi les voisins et puis toute la machinerie de la justice est si  proche qu'un seul mot de plainte la mettra en branle et il n'y a qu'un pas entre le crime et la prison. Mais voyez ces maisons solitaires occupant chacune un bout de terre, remplies de pauvres gens ignorants qui savent peu de chose de la loi. Pensez aux actes d'une cruauté infernale, d'une méchanceté cachée, qui peuvent se poursuivre année après année dans de tels endroits..."

Peut-être avez vous reconnu l'auteur très célèbre de cette longue citation tirée de la nouvelle "L'Aventure aux Hêtres Dorés". Son héros à la misanthropie si particulière, presque archétypique du puritain anglo-saxon urbain et imbu de sa supériorité supposée, s'y dévoile crûment. Néanmoins, il est d'habitude nettement plus perspicace. Avec cette brève description, vous avez maintenant probablement reconnu, si ce n'était pas déjà fait, les deux personnages en train de converser: Sherlock Holmes et le docteur Watson.

J'aime beaucoup Conan Doyle et son personnage fétiche malgré ou même à cause de ses grands défauts. Sherlock Holmes n'est pas un humaniste, très représentatif au contraire de ce sombre courant philosophique propre à l'église réformée. Il se targue d'être un réaliste et dans l'ensemble il l'est le plus souvent. Mais ici, il se trompe; en fait je dirais qu'il l'a mais à l'envers. la plupart de ses arguments sont recevables; il a juste interverti les "bons" et les "mauvais". En effet, vivre comme un criminel ou simplement en dehors des usages admis est à coup sûr beaucoup plus difficile à la campagne qu'en ville. Le fait d'être entouré par des dizaines de milliers, voire des millions de personnes anonymes, sans liens les unes avec les autres,  ne crée certainement pas le genre de pression normalisante que le grand détective ou plus probablement l'auteur Doyle imagine. Mais habiter dans un village où tout le monde connaît tout le monde et où le moindre acte répréhensible est très rapidement connu de la moitié de la population est précisément cette forme de pression sociale dont parle  Conan Doyle. On pourrait ajouter que l'ignorance des citadins vaut bien celle des villageois, elle est juste différente.

La misanthopie de Sherlock Holmes ne tient pas seulement à sa culture anglo-saxonne puritaine et sa vision profondément pessimiste de la nature humaine mais aussi à son élitisme d'intellectuel, élitisme qui lui n'a pas de frontière. Et l'on voit ici que le fait d'appartenir, même aussi incontestablement que Sherlock Holmes à l'élite intellectuelle, n'empêche nullement l'ignorance de faits très simples et parfaitement évidents pour beaucoup d'autres, bien moins savants. Les intellectuels vivant au milieu d'autres intellectuels ont une tendance naturelle à oublier (parce qu'ils ne les voient plus, ne les éprouvent plus) les principes premiers qui ont fait de leur pays une grande civilisation, à la culture riche, permettant justement l'apparition de tels cercles intellectuels. En bref, ils ont tendance à se couper des racines sur lesquelles ils ont poussé  et leur arrogance ne les aide sûrement pas à en prendre conscience.

Ce à quoi nous assistons en Europe à notre époque, son effondrement, son incompréhensible course de lemmings vers le gouffre, peut en grande partie s'expliquer par ce phénomène courant, cyclique et probablement inéluctable.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pour recevoir les réponses à votre commentaire dans votre boîte mail, cliquez sur "m'informer"