vendredi 5 janvier 2024

Le cauchemar

J’ai fait un cauchemar, se plaignit la jeune fille en se réveillant.

— Raconte, j’adore les cauchemars, répondit le garçon qui se trouvait près d’elle.

— J’étais dans la nuit noire, j’étais seule…

— Bon, et après ?

— J’étais sur un bateau. En tout cas, je sentais le mouvement de tangage : je n’aimais pas ça du tout. Il faisait toujours noir mais j’ai vu qu’un arbre fruitier poussait à travers la cale. Je crois que j’étais dans la cale.

— C’est naturel, on met souvent les pommes dans la cale. L’un des pépins a dû germer et pousser en arbre.

— Sur le pont, l’arbre a commencé à développer un houppier tout rond, comme dans les livres d’images.

— Comment peux-tu le savoir si tu étais dans la cale ?

— Dans mon rêve, je le savais. Je le voyais plutôt. Tu sais bien comment cela se passe dans les rêves, non ?

— D’accord. Et tu avais très peur de cet arbre qui poussait à travers la cale, pas vrai ?

— Non. 

— Comment sais-tu que c’était un arbre fruitier ?

— À cause de la suite.

— Et c’était quoi la suite ?

— Sur le pont, il n’y a pas d’équipage, pas un seul matelot. Mais il y a un garçon que je n’ai jamais vu : c’est le capitaine du navire. Il m’apprend qu’il m’a enlevée. « Pourquoi ? » je lui demande. « Pour être ma femme pardi » répond-il. 

— Ah, ça devient intéressant. As-tu très peur maintenant ?

— Non parce que maintenant je sais que je rêve. Au contraire, je m’endors. Dans mon rêve, je m’endors et le pirate en profite pour m’embrasser. Quand je me réveille, c’est-à-dire quand je rêve que je me réveille, j’ai un gros ventre et je sens quelque chose qui remue à l’intérieur. Je vois que l’arbre sur le pont a encore grandi et qu’il a des fruits au bout de ses branches. Des fruits tout ronds comme des boules de noël dorées.

— Des pommes d’or. C’est ça le cauchemar ? fait le garçon, un peu dépité.

— Non.

— Quand est-ce qu’il vient alors ?

— Le cauchemar, c’était bien avant, quand j’étais dans la nuit noire et que j’étais seule.

— Tu n’as pas peur du pirate ?

— Non.

— Tu l’aimes ?

— Pas vraiment. Il est très laid. En tout cas, ce n’est vraiment pas l’homme de mes rêves.

— Qui c’est l’homme de tes rêves ?

— Celui que j’aime, celui à qui je suis en train de raconter mon rêve. Tu comprends maintenant ?

Le garçon ne répondit rien. Il faisait nuit noire et elle était seule.


(J’ai trouvé, non sans surprise, la matière de ce texte bref dans mon carnet de notes. Tout me laisse à penser qu’il s’agissait d’un rêve rapidement décrit, avec sans doute le peu qui me restait au réveil, bien que je n’aie aucun souvenir d’avoir fait ce rêve. Le fait que le rêveur soit de sexe féminin n’est pas forcément un problème insurmontable. Les transformations sont monnaie courante dans les rêves. Et je me souviens d’avoir été, au moins une fois, changé en fille dans un rêve que je ne qualifierais pas de cauchemar ((dans la réalité, ça le serait, sans le moindre doute, mais pas dans un rêve)). Mais il est possible aussi que le vrai rêveur, c’est-à-dire moi, est le garçon à qui la fille raconte ce rêve, qui, du coup, devient le rêve d’un rêveur qui rêve d’un rêveur qui rêve de rêver. Il est dit ((dans le carnet de notes)) que la scène est racontée sous forme d’une conversation entre la rêveuse et son compagnon. Outre un symbolisme frappant et sa mise en abîme des plus vertigineuses, du genre qu’on aimerait inventer, j’ai été saisi par une curieuse coïncidence qui est qu’en y ajoutant une brève conclusion de mon cru qui n’existait pas dans le carnet, j’avais là une illustration métaphorique parfaite de l’idée centrale de mon article récent, intitulé non-éloge de la folie, à propos de la folie et des cauchemars.)


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