vendredi 29 novembre 2024

Old Rottenhat : le second et ultime chef d’œuvre de Robert Wyatt

 




    En 1982 est paru l’album compilation Nothing can stop us aux titres disparates allant du génial au péniblement audible, qui contenait ce titre passé complètement inaperçu Born again cretin. Ce morceau au titre peu attirant, reconnaissons-le, est pourtant la formule magique qui englobe à peu près la totalité de ce chef d’œuvre de la musique minimaliste contemporaine qu’est sans aucun doute Old Rottenhat.
    A sa sortie en 1985, Old Rottenhat n’a pas reçu plus d’attention que le morceau précurseur de 1982 (en fait au plus tard 1981 pour l’enregistrement) : bref il est tombé dans un puits très profond d’où il n’est d’ailleurs jamais vraiment ressorti. Deux aspects peuvent et doivent expliquer au moins en partie cela. Les deux aspects sont d’ailleurs fortement liés. Le premier est la dédicace de l’album mal pensée pour la popularité à Michael Bettany (sic), agent du MI5 arrêté et condamné, non sans quelques raisons, pour espionnage pour le compte de l’URSS. Le second est l’engagement politique déclaré de Wyatt dans presque la totalité des titres de l’album, engagement très à gauche (si mes renseignements sont exacts, Wyatt était encore encarté au Parti Communiste anglais en 1985) ce qui dans la terre de Thatcher* a peu de chance d’être gage de succès. En fait, bien que je n’ai trouvé aucune explication au titre de l’album, je suis à peu près certain qu’Old Rottenhat (‘vieux chapeau pourri’ pour le nuls en langues étrangères) désigne non seulement l’Angleterre mais le genre de civilisation dont l’Angleterre est un des plus beaux représentants (ah, ah !).
    Enfin, pour expliquer ce flop total, on doit remarquer que la musique de Wyatt n’a jamais été de toute façon en vogue, quoique régulièrement saluée par un petit, tout petit public, du genre Art & Essay (d’ailleurs l’album est classé dans la catégorie ‘Art Rock’, bien qu’il n’ait rien d’expérimental avec toute la cacophonie qu’on associe à ce libellé).
    En fait le pic du militantisme dur, branche historique, de Wyatt était déjà passé si on compare l’album au précédent qui contenait quand même quelques titres colorés très ‘rouge’ comme Stalin wasn’t stallin, Red Flag ou Stalingrad, tous trois faisant référence au combat de l’armée soviétique contre les nazis, épisode devenu sans importance car pour ainsi dire disparu, comme bien d’autres, dans la Matrice. Néanmoins, l’album pointe à peu près toutes les hautes vertus de notre civilisation occidentale, comme la gratitude envers ceux qui font avancer le navire au fond de la cale (Alliance, le morceau que je vous conseille d 'écouter en lisant cet article -- voir plus haut), l’amour de son prochain et des Amérindiens en particulier (The United States of Amnesia), un exemple parmi beaucoup d'autres de la bonté de l’Empire envers les défavorisés en matière de liberté et démocratie (East Timor), l’individualisme enfin libre et sans entrave (The age of self), les beautés d’un bord de mer bétonné pour le plus grand bien-être de touristes sympathiques (Vandalousia, Wyatt est hispanophone si vous ne comprenez pas le titre), une critique de la Grande-Bretagne à laquelle je n’ai rien compris (ça m’arrive aussi : The British Road), une éloge de nos grands médias si épanouissants (Mass Medium), une autre éloge de notre goût pour les langues nouvelles si pleines de sens (Gharbzadegi). On pourrait même inclure PLA, le titre final très bref et très émouvant, dans ces morceaux politiques. Bien qu’il soit une ode à sa femme (la « Poor Little Alfie » en question), qui a eu en effet bien du mérite à supporter (dans tous les sens) Wyatt toutes ces années, et pas seulement à cause de la perte de ses membres inférieurs dont celui qu’on ne peut nommer, PLA veut généralement dire en anglais Armée de Libération du Peuple, qui est le petit nom de l’armée de Mao et encore aujourd’hui de l’armée chinoise, ce qu’un ‘rouge’ comme Wyatt ne pouvait ignorer. Le seul morceau incontestablement apolitique est le bien nommé Speechless.
    Le contraste extrême entre ces textes militants, on ne peut plus terre à terre donc, et cette musique des sphères, stratosphérique, une élévation vers les cieux les plus purs qui peut rappeler par son esprit et son minimalisme L’ascension de Messiaen a dû certainement déconcerter beaucoup d’auditeurs. Comme je l’ai résumé en quelques mots dans mon article précédent sur l’artiste (qui date tout de même de dix ans) Old Rottenhat est la quintessence du Wyatt lumineusement éthéré quand Rock Bottom est la quintessence de sa descente aux abysses. C’est son yin et son yang. Son alpha et son omega. Son zénith et son nadir. Après Old Rottenhat, Wyatt deviendra plus bénin tout en restant toujours intéressant et parfois encore très bon. C’est aussi le dernier album où il dispose intégralement de son instrument de musique le plus précieux : sa voix, ou plutôt ses voix.
    La voix est en effet l’instrument principal de l’album. Pour s’accompagner, Wyatt utilise un genre de synthé (ou peut-être des synthés ?), une basse, des percussions rudimentaires (par force, il manque de pieds) et du piano sur un titre. C’est très peu. Minimaliste comme je l’ai dit. Ce minimalisme cependant est probablement dû en partie à la nécessité, au fait qu’il  était alors dans le creux de sa ‘popularité’ qui de toute façon n’avait jamais été bien grande. En faisant tout soi-même, on limite beaucoup les frais. Si on ajoute que la pochette est peinte par sa femme, Alfreda Benge, l’Alfie du dernier titre, voilà encore une économie de réalisée. Néanmoins, ce n’est pas la seule raison. Wyatt est un véritable homme-orchestre et il aurait très bien pu ajouter aux instrument crédités de la guitare, de l’orgue, du trombone, de la trompette, du cornet à piston. Et il faut comprendre qu’il ne se contente pas de savoir se servir de ces instruments, il est toujours étonnamment créatif, personnel et remarquable dans sa façon de les utiliser. Il y a donc bien un choix de sa part pour cet album de réduire l’orchestration. Ce minimalisme, cette économie de moyens donne à la musique une homogénéité saisissante, presque hypnotisante. Du coup, chaque petite saillie, la moindre note de piano, le moindre coup de cymbale, le moindre sifflet prend un relief particulier. La formule magique de cette musique, qui a été mise au point avec Born Again Cretin, qui semble annoncer une résurrection ou en tout cas son désir, et qui est encore plus concentrée dans le morceau instrumental Speechless, n’est peut-être pas entièrement de Wyatt. Je suis en effet frappé par sa familiarité avec la musique de la très belle ballade de Captain Beefheart intitulée Harry Irene de l’album Shiny Beast (en voilà un que je ne pouvais manquer). Je vous ai mis à la fin de l’article un extrait du morceau de Beefheart pour que vous puissiez comparer. L’album du Captain est à peu près contemporain des titres de Nothing Can Stop Us, il est donc difficile de dire qui a inspiré qui. En fait, il est très possible que ni l’un ni l’autre n’ait eu connaissance de la trouvaille de l’autre. Les grandes et belles idées, musicales ou non, se mettent soudain à flotter dans l’air de ci de là, et on a déjà connu le cas où deux génies avaient la même idée en même temps ou presque, quoique dans des régions du monde très éloignées. Car les génies n’inventent pas les idées ni même ne les découvrent, ils voient et entendent simplement ce que tous les autres ne voient ni n'entendent encore.
    Malgré toute la beauté, la grâce séraphique d’Old Rottenhat, je reste un peu plus proche du côté sombre, celui de Rock Bottom. Et j’en sais la raison (outre le côté sombre). Avec peu de musiciens, Rock Bottom donne une impression de foisonnement, de luxuriance, de brillance qui me manque un peu dans Old Rottenhat. En musique, je suis un adepte presque exclusif des ensembles de chambres, mais là, on est tout de même dans un tout petit cabinet. J’aime par-dessus tout les ensembles dont le nombre de musiciens n’excède pas les doigts des deux mains mais dépasse toutefois le chiffre un. Alors, on peut entendre chaque instrument dans ses caractéristiques, son véritable éclat. Cela est vrai pour tout genre de musique : rock (si ce terme veut encore dire quelque chose), folk, jazz, classique, surtout classique ou les grosses pâtes orchestrales sont, pour mon oreille, une des plus grandes tares de la musique occidentale. Je crois d’ailleurs que c’est une des raisons du succès de la musique pop, jazz, rock qu’il n’existe très généralement pas plus d’une dizaine de musiciens et donc d’instruments jouant simultanément, au moins sur scène.
    Clairement, même si c’est une force de l’album, même si c’est d’une efficacité extraordinaire, son minimalisme est un peu austère pour moi. Oui, c’est très curieux mais une des plus grandes forces d’Old Rottenhat vient de ce qui aurait dû être sa faiblesse, un manque, un vide, un vide certainement involontaire (car Wyatt a prouvé toute sa carrière durant qu’il n’adore rien tant que de jouer en groupe) : l’absence d’autres musiciens. Une autre de ses plus grandes forces est une caractéristique finalement — on peut dire finalement maintenant que Wyatt a pris sa retraite — très inhabituelle dans sa discographie : le fait qu’il ait intégralement écrit l’album, paroles et musiques, sans aucune contribution extérieure. Il n’a fait cela que deux fois dans sa vie et cela a donné Rock Bottom et Old Rottenhat.
    En conclusion, je ne peux qu’encourager tout amateur de musique curieux et raisonnablement intrépide à essayer l’écoute du titre mis en illustration sonore ci-dessus si ce n’est pas fait. La musique d’Old Rottenhat est très simple, le genre de simplicité à laquelle seuls les plus grands artistes peuvent atteindre. Et s’il aime, cet auditeur curieux, peut-être voudra-t-il s’embarquer pour des contrées certes plus sauvages et désolées mais non moins belles, celles de Rock Bottom ou, pourquoi pas, de l’extraordinaire joyau (très) noir The Hapless Child de Michael Mantler, où Wyatt fait toutes les voix (on dirait ici qu’il en a sept) à côté de quatre grands musiciens.

*Une curiosité à propos de Thatcher : très paradoxalement pour ce gauchiste assumé, Wyatt lui a consacré un de ses plus beaux titres et curieusement un de ses plus émouvants, quand il est vrai elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, s’étant perdue comme beaucoup dans le monde ténébreux d’Alzheimer : cela s’appelle ‘Cuckoo Madame’ de l’album Cuckooland. Bon, soyons honnête, c’est Alfreda Benge qui a écrit le texte, mais enfin l’intention y est.






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