dimanche 6 juillet 2025

L’enfant disparu et retrouvé (le conteur et son lecteur)

 

Un décor de conte typique, mystérieuse pénombre piquetée d'or

    

    Le récit que vous allez lire et qui est l’objet de cet article est un conte, au cadre plutôt traditionnel. La structure d’un conte, traditionnel ou pas, est complètement différente d’un rêve, même mis en mots, comme vous pouvez en trouver un exemple, ici ou . Ses articulations suivent une logique souterraine mais puissante, si puissante qu’en connaissant le premier paragraphe, un lecteur très perspicace pourrait dévider tout le fil jusqu’à la fin de la bobine. Peut-être d’ailleurs — sûrement ! — devinerez-vous la fin avant qu’elle soit terminée, peu importe.
    Cette prévisibilité est souvent tenue par le lecteur adulte moderne grand amateur de "twist", ou le spectateur adulte moderne quand il s’agit d’un film, pour un défaut majeur alors qu’en réalité il s’agit de sa force principale. Les enfants le savent bien qui sont prêts à réécouter ou à revoir ou à relire (cas de plus en plus rare) les mêmes histoires dix fois de suite.
    Ainsi, je peux affirmer ce paradoxe apparent que plus une histoire est surprenante, plus il y a de "suspens" (pour le lecteur adulte occidental moderne) plus elle est mauvaise. Ceci est très facile à expliquer. L’art du conte consiste fondamentalement à nouer les fils d’une intrigue puis à les dénouer. Si la première partie est pour l’auteur un terrain fécond pour créer des événements et des personnages surprenants, la seconde ne l’est certainement pas. En effet, la première détermine absolument la seconde et pourrait-on dire la contient tout entière "sans le savoir". Une autre manière de comprendre ce processus est de dire que lors de la première partie, en particulier la mise en place, l’horizon des possibles pour le créateur est sans limite, de même que la façon de nouer les fils (de l’intrigue) ensemble ; mais une fois que vous avez fait les nœuds, il ne reste plus qu’une façon de les dénouer. Et c’est pourquoi, si le conte est bon, le nouage dure beaucoup plus longtemps que le dénouage. Ou pour le dire autrement, le rythme du dénouage doit être beaucoup plus rapide que le nouage. Notez bien que le conteur habile peut retarder l’inévitable mais il ne peut l’empêcher sinon à commettre les trois péchés majeurs du narrateur : de l’arbitraire, du non-sens, voire du contre-sens et par-dessus le marché, le plus généralement, de l’immoralité. Ainsi donc, on voit que la seconde partie qui contient en principe la chute de l’histoire, n’a certainement pas pour but de surprendre le lecteur (ou le spectateur) comme on le croit trop souvent de nos jours mais d’assouvir en fait les désirs et la soif de vérité qu’il a suscité chez celui-là lors de la première partie. Et voici pourquoi dans notre époque sans déontologie, sans principe et sans repère, on trouve tant de dénouements illogiques, impossibles, absurdes, arbitraires et pour finir immoraux.
    Peut-on imaginer des exceptions à cette règle d’airain que je viens d’énoncer ? En effet, il est théoriquement possible d’inventer une sorte d’énigme dont la résolution elle-même serait une surprise. Toutefois, outre que ce type d’effet ne marche qu’une fois, il est gravement entaché par le fait que le conteur "ment" alors au lecteur en lui celant sciemment des informations essentielles. Les exemples les plus célèbres de ces réussites douteuses sont Le mystère de la chambre jaune de Leroux, La forme de l’épée de Borges, Le meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie et en fait une bonne grosse moitié des récits de l’Anglaise. On peut aussi citer dans le genre de la science-fiction Ubik de Dick où le lecteur est maintenu presque tout du long de l’histoire dans l’ignorance que le héros, le narrateur, est mort en cours de route, ce qui provoque effectivement vers la fin un effet de surprise puissant et possiblement délicieux mais de courte durée et à l’arrière-goût très déplaisant quand ce même lecteur, aussi naïf soit-il, commence à réfléchir et à réaliser tous les vices du procédé auquel il a été soumis et que j’ai cités juste un peu plus haut. Notons en passant que c’est le procédé préféré des concocteurs de "narratives" occidentaux actuels, qu’ils œuvrent dans le champ de la politique ou des grands médias : l’oubli volontaire et malicieux (car destiné à tromper) d’un pan de l’histoire, ce qui a pour conséquence dans un premier temps de maintenir leur public dans un état d’agréable hébétude puis dans un second temps, lors de la chute, inévitable, de provoquer un sentiment de stupeur quelque peu outrée de ce même public. Si l’astuce est relativement bégnine de la part des auteurs de fictions littéraires, il est évidement de nature criminelle dans le second cas et devrait figurer dans les livres de Droit dans le chapitre portant sur la haute trahison.
    Pour en revenir au sujet, si malgré ce déterminisme de fer, l’élément de surprise ne disparaît pas totalement dans le conte traditionnel — qui est la base de tous les récits de valeur, que ce soit des nouvelles ou des romans, voire des pièces de théâtre — c’est que l’auteur compétent aménage la trame de son récit de sorte que chaque mouvement des personnages semble autonome et non réglé d’avance par une fatalité surplombante. De même, l’auteur compétent sait faire monter l’attente de l’inévitable, ce que l’on confond trop souvent avec le suspens. Non seulement, le lecteur ou le spectateur, sait au fond de lui ce qui va arriver ensuite dans une bonne histoire, mais il doit le désirer, même s’il devait s’agir de la mort du héros (pour prendre l’exemple de la tragédie). Les éléments de hasard, bien réels, sont utilisés par l’auteur du récit pour créer cette diversité de détails qui suffit à charmer et à surprendre. Mais au-delà de ces infimes variations permises, les loi qui régissent la progression d’un conte sont dures et sans échappatoire, guère moins que celles qui régissent le mouvement des astres.
    Le conte, et donc en fait n’importe quelle histoire digne d’être racontée, est le récit d’un ou plusieurs personnages qui font au moins une fois — cela suffit — le mauvais choix, ouvrent une mauvaise porte, prennent une mauvaise direction. Car si ce n’était pas le cas, il n’y aurait pas d’histoire à raconter (ce fait indéniable explique pourquoi L’Enfer de Dantes est un très bon récit et Le Paradis, un ratage presque complet, ou pour le dire autrement pourquoi l’Enfer de Dantes est le paradis et son Paradis l’enfer du lecteur). Cette mise en branle du récit est le plus généralement attribuée dans le conte, surtout traditionnel, à un antagoniste. Mais ce n’est nullement une nécessité. Par sa faute ou simplement son erreur, le héros et donc le protagoniste principal, peut être le moteur de sa propre "histoire", c’est-à-dire de ses malheurs. Est-ce qu’il y a un antagoniste dans Anna Karénine ? Non. Est-ce qu’il y a un antagoniste dans Œdipe-roi ? Non. Est-ce qu’il y a un antagoniste dans le récit du jardin d’Eden ? Non plus, comme je l’explique ici.
    D’autres types de contes font donc appel à un antagoniste, un "méchant", plus ou moins bien déguisé. Dans les Grandes Espérances de Dickens, le rôle de l’antagoniste est tenu par miss Havisham, et dans une moindre mesure par l’homme de loi Jaggers (bien qu’il n’ait évidemment pas que des mauvais côtés). Dans Pinocchio, ce sont les deux rabatteurs pour l’île aux plaisirs. Dans Moby Dick, l’antagoniste est inversé puisqu’il s’agit clairement d’Achab et non du monstre marin. Il faut en passant noter que cette inversion des rôles attendus par le lecteur, encore rare à l’époque de Melville, est devenue une véritable spécialité de notre époque, plutôt d’ailleurs pour le pire que pour le meilleur (vous savez, ces innombrables thrillers ou autres pièces à suspens où le gentil se révèle à la fin être un méchant, voire le "grand" méchant ; mais comme cela vient surtout d’Hollywood, on peut en déduire qu’il s’agit d’une allégorie, inconsciente ou pas, cherchant à insinuer que le bon, le vertueux, l’Américain, c’est-à-dire bien sûr l’Étasunien, est en fait le grand méchant de l’Histoire, la nôtre).
    Le modèle absolu des antagonistes, leur inspirateur, est bien sûr Satan, le diable, Azazel, Ahriman, Shaïtan, etc. Qu’on y croie ou pas, le personnage est très pratique pour un auteur de contes et il n’est donc pas surprenant qu’on l’y retrouve très souvent, sous un avatar ou un autre. Je ne pense pas faire un grand scoop en disant que Sauron du Seigneur des Anneaux est un de ces avatars, certainement un des plus réussis (honnêtement, je n’ai jamais pu lire le livre jusqu’au bout, et je ne devrais donc pas en parler mais la version cinématographique en donne pour une fois une bonne idée).
    Dans le conte que vous allez maintenant lire, le diable est aussi présent sous d’autres oripeaux. À la réflexion toutefois, je ne suis pas sûr qu’il soit l’antagoniste de mon récit. Je ne veux pas dire par là qu’Ewan, le héros, ou sa femme, serait secrètement le méchant de l’histoire, certainement pas, mais que ni l’un ni l’autre n’ont probablement besoin de l’intervention du diable pour accomplir leur destin fatal. C’est, je crois, le sens de la scène du contrat où Ewan choisit son destin.



L'enfant disparu et retrouvé

    Un homme plus noir qu’un gitan, bien qu’en réalité il fût de race blanche, vivait dans un coin de la forêt, non loin de la lisière, et l’on pouvait apercevoir le filet de fumée de sa cabane, à l’automne quand les arbres portent encore leurs parures rouge et or.
    Nul ne savait quand il était arrivé et par quel chemin sauf qu’un matin, on l’avait vu apparaître dans la région et il n’en était plus reparti. Il n’avait demandé l’autorisation à personne pour s’installer et couper du bois mais nul n’avait protesté, peut-être parce qu’on ne savait pas à qui appartenait cette partie du bois. La seule chose de sûre était que l’étranger n’était certainement pas le propriétaire des lieux.
    Le maire avait été dépêché par ses concitoyens pour examiner de plus près ce nouvel habitant ainsi que sa barraque mais il en était revenu très vite et ne s’était plus jamais hasardé chez le forestier. Par la suite le bruit courut dans la région que l’étranger était en fait un prince quoique d’une sorte insolite, le prince des gitans. Pourquoi en était-on venu à cette idée alors que c’était l’homme le plus solitaire du monde et que parmi les membres de sa cour, on ne trouvait guère que des poulets et des chats, reste un mystère encore de nos jours. Mais il est vrai que puisque les gitans de la région étaient à peu près ses seuls visiteurs et que les gens ne parlaient pas aux gitans, on ne savait pas grand-chose de ce qui se passait au juste chez l’étranger.
    Un jour, le petit garçon d’un couple d’habitants du village, partit jouer dehors et ne revint pas. Pour une raison ou pour une autre, le mari qui s’appelait Ewan, après plusieurs jours de recherches infructueuses, pensa que son fils était aller jouer dans la forêt, et que l’étranger saurait peut-être quelque chose à ce sujet. Le fait est que c’était son dernier espoir. Ou peut-être qu’il n’avait plus vraiment d’espoir mais qu’il ne voulait pas encore détromper sa femme qui croyait toujours que leurs fils était vivant quelque part.
    Malgré la mauvaise réputation de l’endroit et de son unique habitant, il se décida donc à rendre visite au prince des gitans comme on l’appelait maintenant couramment.

    L’homme habitait dans une clairière qui n’existait pas avant son arrivée, Ewan en était bien sûr car il avait souvent joué lui-même dans cette partie de la forêt quand il était enfant. La maison était une barraque de bric et de broc, assez grande cependant, mais ainsi faite qu’on aurait dit qu’elle avait poussé des appendices et des excroissances aussi bien sur les côtés que vers le haut ou le bas (il y avait en effet une cave profonde comme Ewan l’apprit plus tard).
    Bien sûr des gendarmes venus de la ville avaient déjà interrogé l’étranger mais Ewan se disait que ce ne serait pas pareil si c’était lui, le père de l’enfant disparu, qui venait en personne.
    Il trouva le prince des gitans assis devant son entrée sur une billot en train de tisser des fibres d’osier pour en faire un panier ou plus probablement un piège à grenouilles car on savait qu’il braconnait en plus de couper du bois qui ne lui appartenait pas. Fidèle à sa réputation, l’étranger était seul et son visiteur comprit très vite que cette solitude, loin de lui peser, lui convenait à merveille car son regard s’assombrit aussitôt qu’il l’aperçût au loin. Néanmoins, l’homme se montra courtois et disposé à l’écouter. Une des premières choses que remarqua Ewan était la manière aisée et presque savante que l’étranger avait de tourner ses phrases. En fait, il s’exprimait mieux dans leur langue que nombre de ses concitoyens. Et pourtant on voyait bien qu’il n’était pas de la région avec ses manières étranges, ses yeux noirs, son visage tanné comme ceux des marins ou des gens qui ont voyagé longtemps dans des pays lointains. En plus, ses vêtements joliment brodés étaient usés, ses ongles noirs et sa barbe mal taillée. Et à cause de tout cela, Ewan ne douta plus que l’homme était en effet le prince des gitans, quoiqu’il préférât lui donner un autre nom.
    L’étranger se mit à rire dans sa barbe quand il entendit ce nom.
     — Cela faisait longtemps qu’on ne m’avait pas appelé ainsi, dit-il d’une voix de fausset qui donnait l’impression que si un renard avait appris à parler, il parlerait sûrement avec cette voix. Sais-tu qu’une autre personne portant ton nom est déjà venue ici me présenter une doléance en tous points semblable ?
    Ewan crut que l’homme noir parlait d’un autre villageois qui portait le même nom que lui car en vérité son nom était très courant dans la région. Mais l’autre le détrompa.
    — Une femme, précisa-t-il.
    Alors Ewan réalisa que l’étranger parlait de son épouse. En effet qui d’autre aurait pu avoir les mêmes doléances, comme disait le prince des gitans, que les siennes sinon sa femme. Et cela l’étonna beaucoup car sa femme était très pieuse et priait chaque soir devant une image sainte pour qu’il retrouve leur fils. Elle ne serait sûrement pas venue ici, toute seule, sans lui en parler avant.
    Son voisin haussa les épaules tout en poursuivant son tressage.
    — Cela n’a rien d’étonnant, crois-moi. L’as-tu dit à ta femme que tu venais me voir ? Non, bien sûr. Les gens d’ici n’aiment pas qu’on sache qu’ils viennent me voir.
    — Les gens d’ici ?
    — Eh bien oui, tes concitoyens. Tu ne crois tout de même pas être le premier à me rendre visite ? Ah si, en fait tu es le premier à venir ici le jour. Les autres préfèrent venir la nuit ; c’est pourquoi j’étais étonné et quelque peu embarrassé de te voir tout à l’heure. J’espère que tu ne l’as pas mal pris.
    Ewan voyait bien que l’homme se moquait de lui mais il ne s’en soucia pas. On ne pouvait pas se fâcher contre le prince des gitans ; cela aurait été aussi stupide que de se fâcher contre une guêpe parce qu’elle vous a piqué.
    — Non seulement tu n’es pas le premier du village à me rendre visite, continua l’autre, mais je crois bien que tu es le dernier. Pour cela et parce que tu m’as appelé par mon nom, je veux bien faire quelque chose pour toi que je fais rarement.
    — Tu peux me rendre mon enfant ?
    — Oui.
    — Tu sais où il se trouve ?! demanda Ewan, plein d’espoir et en même temps n’arrivant pas à croire en sa chance.
    — Non, mais je n’ai qu’à demander à mes fidèles vagabonds de le chercher pour moi et ils le trouveront.
    — Que demandes-tu en échange ? Que dois-je faire ?
    — Rien. Ne te tracasse pas, c’est entièrement gratuit. Retourne chez toi, console ta femme et vis ta vie ; je te ramènerai ton enfant, c’est une affaire conclus. Je ne te donne pas ma promesse parce qu’elle n’aurait pas de valeur à tes yeux mais c’est tout comme.
    Mais Ewan ne pouvait croire que tout était aussi simple. Son incrédulité fit rire le prince des gitans.
    — Note bien que je n’ai pas dit que je te le ramènerai vivant. J’ignore si ton fils est mort ou vivant. J’ai juste dit que je te le ramènerai. Donc, si nous faisions ce marché que tu penses être nécessaire, et que ton fils s’avère être mort, ce qui est selon moi le plus probable, tu perdras ton âme en plus de ton fils.
    — Tant pis, je prends le risque, répondit Ewan en songeant à sa femme qui croyait dur comme fer que leur enfant était en vie.
    — Ça me plait, tu es un homme de décision. Aussi, voici ce que je te propose : retourne au village, trouve du papier et de l’encre puis écris toi-même les termes de notre contrat, pour que tu ne me soupçonnes pas d’essayer de te tromper. Ensuite, signe-le et apporte-le-moi.
    — J’écris ce que je veux ?!
    — Oui, tu n’as qu’à marquer que je m’engage à retrouver ton enfant et quel prix tu es prêt à me donner pour ça. Moi, je te l’ai dit, je ne veux rien. Je me suis engagé à le faire sans contrepartie mais si ça peut te rassurer, faisons-le de cette façon.
    Ewan s’en alla et fit comme l’étranger lui avait dit. Il revint avec le contrat signé et le tendit à l’homme noir. Ce dernier prit le stylo-plume qu’Ewan avait apporté et signa à côté de son nom sans même lire le texte.
    — Tu vois, c’est mon nom, dit le prince des gitans en lui montrant sa signature.
    — Mais tu n’as pas lu les termes du contrat, remarqua Ewan. Et si j’avais écrit que je ne te devais aucun service ni paiement en échange ?
    Son voisin sembla trouver l’idée très drôle.
    — Quelle importance ? Ce contrat n’est pas pour moi mais pour toi. Je n’ai nul besoin d’un bout de papier et de trois gouttes de sang. Ce n’est qu’une légende. Tu ne comprends donc toujours pas ?! c’est vous, les hommes, qui avez besoin de ce genre de choses.
    Ewan empocha le contrat en se disant que certainement il y avait une astuce quelque part.
    — Combien de temps vais-je devoir attendre ? demanda-t-il. Si cela doit prendre dix ans ou même une seule année, ma femme sera morte avant et je ne vaudrai guère mieux.
    — Ni toi ni ta femme ne mourra avant d’avoir vu ton fils, je te le promets. Ou plutôt veux-tu que je le rajoute ici en toutes lettres puisqu’il reste un espace entre les termes du contrat et nos signatures ?
    — Je vais le noter moi-même, répondit-il et il marqua de sa plus belle écriture que le prince des gitans s’engageait à lui rendre son fils avant un an, et avant leur décès, celui de sa femme en particulier.
    Et c’est ainsi que la seconde entrevue d’Ewan avec le prince des gitans s’acheva.

    Du temps passa sans qu’il n’eût aucune nouvelle de l’étranger. De temps en temps, il retournait voir l’homme noir mais celui-ci se contentait de lui demander d’être un peu plus patient. Bientôt, lui promit-il, il aurait d’excellentes nouvelles, car il était certain non seulement de lui rendre son fils mais de le lui rendre vivant. Malgré ces promesses (mais que valent les promesses du prince des gitans !) Ewan fut saisi une nuit par un doute affreux, plus fort que jamais.
    Comment avait-il pu être aussi crédule ? Le prince des gitans lui avait assuré que ses serviteurs, des gitans probablement, retrouveraient son fils. Mais où était cette armée ? Il n’avait pas vu l’ombre d’un gitan ni d’ailleurs d’âme qui vive aux alentours de la barraque lors de ses multiples visites, mis à part quelques chats errants. Et les chats n’ont jamais eu la réputation d’être des fidèles serviteurs. Sûrement, comme il l’avait pensé dès le début, l’homme noir s’était moqué de lui.
    Pire, le prince des gitans avait peut-être enlevé lui-même son fils dans le but de lui extorquer son âme. « Si j’étais l’homme noir, raisonnait-il, et que je veuille m’emparer de mon âme, c’est justement le levier que j’aurais utilisé. »
    La certitude d’avoir été dupé était si puissante qu’il ne put attendre davantage et décida d’aller demander des comptes au sombre personnage. Sa femme n’étant pas là pour le dissuader — car ce n’était pas la première fois qu’il prenait cette résolution — il attrapa sa hachette ainsi qu’une lampe et se dirigea vers la forêt. Plusieurs fois en chemin, il lui sembla entrevoir une silhouette glisser derrière les arbres mais ce n’était bien sûr que l’effet de son imagination mêlée à celui de ses soupçons. Ou bien il s’agissait d’un des chats du forestier.
    Le prince des gitans était déjà levé quand il arriva ou bien il ne s’était jamais couché, ce qui était bien probable si sa réputation n’était pas usurpée. L’homme noir semblait cette nuit-là d’humeur particulièrement joyeuse.
    — Diable ! Que veux-tu faire avec cette hachette ? lui demanda-t-il. Ce n’est pas l’heure de couper du bois.
    Ewan lui dit ce qu’il allait couper s’il ne le laissait pas entrer tout de suite.
    — Eh bien, tu n’avais qu’à me le demander et je t’aurais moi-même fait le tour du propriétaire, répondit l’autre. Je ne suis pas un sauvage. La vérité est que je n’aime pas trop laisser entrer les visiteurs parce que ma maison, j’en ai peur, n’est ni trop propre ni trop rangée. Mais sois donc mon invité, je t’en prie, fit l’autre en lui ouvrant toute grande la porte.
    À l’intérieur, Ewan découvrit un ameublement bien différent de ce qu’il avait imaginé. Rien en effet dans son extérieur ou dans l’apparence de son propriétaire n’indiquait une telle profusion de biens. Les pièces étaient surchargées de tapisseries, de vaisselle de cuivre et d’argent, de tentures soyeuses, de porcelaines, de lourds coffres ouvragés, de meubles marquetés de bois précieux.
    — Que de chantier mais aussi que de souvenirs, n’est-ce pas ! dit son hôte d’un ton jovial en le précédant. Et il ouvrait chaque tiroir, chaque porte, chaque penderie, chaque coffre au passage pour lui montrer ce qui était à l’intérieur et ce qui ne s’y trouvait pas.
    — Regarde ces bijoux, poursuivit l’homme en ouvrant un coffre et en plongeant la main jusqu’au fond. Saphirs, émeraudes, diamants, topazes, rubis, lapis-lazulis. On ne se lasse pas de les regarder, de les toucher, n’est-ce pas ? Et ils sont vrais. Naturellement, je ne peux révéler qui me les a laissés en gage mais tu serais étonné si je te disais leurs noms. Ah, il y a des rois et des reines là-dedans. Vois ce que tu aurais pu me demander. Non ?... Non, je vois que tu n’es pas intéressé. Eh bien, allons visiter la cave qui est peut-être plus dans tes goûts et je crois que nous aurons fait le tour de la maison.
    Dans la cave, il vit des tonneaux de toutes les tailles ainsi que des amphores et des bouteilles. Et pour lui montrer que c’était bien du vin à l’intérieur des fûts, son hôte faisait couler un peu du liquide qu’ils contenaient dans un verre qu’il gardait à cet usage. Après l’avoir savouré un instant, il passait le gobelet à Ewan qui n’en revenait toujours pas d’un tel luxe. Car il n’avait jamais humé, jamais bu de tels nectars.
    Finalement, il dut se rendre à l’évidence que son enfant n’était pas là. Ils terminèrent à deux une des bouteilles que son hôte avait remontée de la cave.
    — Tu m’as trompé, dit Ewan qui commençait à être ivre.
    — Non, j’ai tenu parole. Je tiens toujours parole.
    — Mais je n’ai toujours pas revu mon fils…
    — Pas encore non, mais très bientôt. Ne t’avais-je pas dit que tu le reverrais en moins d’un an ? Eh bien, cela fait moins d’un an. Je sais où il est ; et il est vivant, bien vivant, en meilleur santé que toi ou moi.
    — Dis-moi alors où il est et j’irai moi-même le ramener à la maison. Comme sa mère sera heureuse !
    — Bah, elle est déjà au courant.
    — Comment ça, je ne comprends pas ?!
    — Écoute, mon ami, prend cette bouteille et retourne chez toi. Fête la bonne nouvelle avec ta femme.
    — Mais elle n’est pas là.
    — Ah, mais pourquoi n’est-elle pas là ?
    — Elle passe la semaine chez la sage-femme qui habite en ville.
    — Chez la sage-femme ? tiens, pour quoi faire ?
    — Pour l’aider à accoucher.
    — Ah, ah, c’est ce qu’elle t’a dit ! eh bien, fais ce que je te dis ! Prend cette bouteille et va chez la sage-femme : je crois qu’il y a là-bas d’excellentes nouvelles pour toi.
    Ewan fit ce que le prince des gitans lui avait dit.
    Quand il arriva le lendemain, il trouva sa femme qui sortait de couches. Celle-ci, radieuse, lui montra l’enfant qu’elle tenait contre son sein.

    Eh bien c’était le portrait juré de leur fils disparu. Aussi étrange que ça paraisse, le bébé ressemblait trait pour trait au disparu. Ainsi, la promesse du prince des gitans s’était réalisée. Mais ce qu’Ewan ne comprit pas, c’est pourquoi alors l’enfant avait les yeux si noirs.





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