Les Bêtes
Nous
étions cernés par les bêtes.
Moi
et ma sœur avions vu le jour dans une vieille maison solitaire au cœur de la
forêt Rouge, nom qu’elle devait à la couleur de ses troncs et non, comme
certains le croient, aux légendes qui se racontent par ici. Nous n’avions pas
de chien, assez bizarrement, mais plusieurs chats ; nous n’avions ni poule
ni canard ni cochon ni mouton, bien qu’il y eût un grand pré derrière l’écurie,
mais trois ânes avec lesquels notre père promenait les touristes à la belle
saison. Naturellement, ce ne sont pas de ces bêtes-là dont je veux parler.
Notre
maison était grande et assez belle, je crois, bien que ni moi ni surtout ma
sœur ne la qualifiions ainsi. Si notre maison avait été une femme — ou disons
plutôt une dame — elle aurait été une belle dame imposante d’un certain âge, au
regard dur et froid derrière ses verres de lunettes. Elle possédait en effet
deux œils-de-bœuf au niveau des combles qui nous faisaient penser aux lunettes
rondes de notre maîtresse, madame Rougerie.
Ma
sœur était d’un naturel très timide, très pusillanime. Et son imagination
n’arrangeait rien. Elle s’était donc mise dans la tête d’acquérir un chien, un
très gros chien, pour monter la garde et nous protéger. Les dangers qu’elle
craignait n’étaient pas entièrement imaginaires, je pense, mais semblaient
difficiles à définir. En tous cas, elle ne nous en a jamais donné une
explication convaincante, ni même convaincue. L’isolement dans lequel nous
vivions était à double tranchant. Certes, il passait très peu de monde par chez
nous, et nous risquions donc peu les mauvaises rencontres, mais d’un autre
côté, quand par extraordinaire, un individu se présentait, il nous semblait
toujours un peu louche. Notre maison n’a jamais été cambriolée et nous n’avons jamais
eu à nous plaindre de ce vandalisme qui, paraît-il, est pourtant ordinaire dans
la région. C’est pourquoi je me suis dit qu’elle avait en réalité peur des
bêtes et ne voulait pas l’avouer. Non pas d’une bête en particulier mais des
bêtes sauvages en général. L’hiver, les serpents rentraient dans les
dépendances et parfois même dans la maison pour se chauffer ; les soirs
d’été, il n’était pas rare qu’une chauve-souris attirée par des insectes se
fourvoyât dans la salle à manger depuis la véranda et fît deux ou trois tours
avant de retrouver la sortie ou que nos chambres se remplissent du chant
monotone et puissant des criquets ; au printemps le moindre trou de la
maison semblaient occupées par quelques nichées et une grosse chouette blanche
qui avait emménagée dans les combles d’une grange abandonnée avait pris
l’habitude d’entrer et sortir par un trou du toit qui donnait par malchance sur
la chambre de ma sœur.
A
ma connaissance, notre père ne s’est jamais opposé à son souhait. Il a dit
qu’il y réfléchirait et je suppose qu’à l’heure qu’il est, il doit toujours
être en train d’y réfléchir. En tous cas nous n’avons jamais eu de chien.
A
l’exception du médecin qui suivait ma sœur — elle était souvent malade — tout
le monde appelait mon père « le garde ». Mais tout le monde, ici, ça
ne fait pas beaucoup de personnes : je crois que j’aurais presque pu les
compter sur mes dix doigts. En y réfléchissant, j’ignore toujours ce qu’il
était censé garder. Etait-ce nous qu’il gardait ? Je dis cela parce qu’un
jour, quand j’étais plus petit, une femme de la ville — enfin ce qui nous sert
de ville — est venue à la maison poser tout un tas de questions indiscrètes à
notre père et je me souviens qu’il était justement question de la
« garde » des enfants. Ce fut d’ailleurs la première et la dernière
fois que moi et ma sœur avons vu une femme à la maison. Même en tenant compte
de la déformation des souvenirs due à notre très jeune âge alors, ce fut une
scène très étrange pour nous. La femme était évidemment mal à l’aise. Elle
parlait sans arrêt comme si elle croyait que les mots qu’elle débitait à toute
allure lui servaient d’écran protecteur. D’habitude, les gens se tenaient de
l’autre côté du portillon qui fermait le jardin, bien qu’il suffisait de le
pousser, quand ils voulaient parler au « garde ». Mais la femme était
une étrangère, nouvelle dans la région, et ne connaissait sûrement pas cette
tradition. Nous ne l’avons jamais revue.
Ma
sœur détestait la maison mais adorait notre père. Naturellement, nous savions
tous les deux sans avoir à le demander que jamais notre père ne voudrait ou
pourrait abandonner la maison. Jusqu’à son départ pour l’hôpital, j’ai pensé
que cette contradiction était à la base de tous ses ennuis de santé. Ce n’est
pas le médecin qui m’a détrompé — il ignorait comme les autres la vérité bien
qu’il prétendît le contraire — mais mon père lorsque l’état de ma sœur
atteignit une sorte de point de non retour et qu’il devint patent qu’elle n’allait
plus vivre très longtemps. Les médecins ne pouvaient pas savoir ce qu’elle
avait car cela leur aurait demandé de croire à la magie, au pouvoir des esprits
malfaisants, aux méchantes sorcières qui se penchaient sur le berceau des
nouveaux-nés pour leur jeter des sorts. L’antique malédiction résidait dans
notre sang, dans nos gènes, et se poursuivait de génération en génération. La
maladie dont souffrait ma sœur n’en était qu’une facette. Tous les membres
féminins de notre race souffraient d’une anémie qui se terminait par la mort
avant même qu’elles aient atteint l’âge d’enfanter. Cette mort précoce était
une bénédiction, pour elles, comme pour l’humanité. Mais pour nous, les hommes,
il en allait tout autrement. Nous ne mourrions pas sans laisser de traces. Au
prix d’une corruption de l’être toujours plus importante, nous survivions,
sorte de reliques d’un lointain passé où nos semblables peuplaient la Terre.
Ce
jour de la révélation, mon père m’a parlé aussi du médecin de ma sœur. Il
s’apprêtait à nous dénoncer. Peu importait que ces accusations fussent erronées,
il nous serait impossible de nous défendre sans trahir le secret et cela
n’était tout simplement pas concevable. Sans qu’il eût besoin de me le
demander, je compris quel était mon devoir. Qui se méfierait d’un enfant qui
vient toquer à votre porte au milieu de la nuit en suppliant de lui
ouvrir ? Cette nuit-là, j’ai connu la saveur amère de la liberté des sens
et l’effet que l’odeur du sang a sur nous autres, j’ai connu le sombre
abattement sans remède qui vous saisit au petit matin quand vous réalisez que
votre destin est écrit par un autre et que rien ne pourra plus l’entraver.
Finalement, ma sœur
avait raison : les bêtes, c’étaient nous.
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