Les critiques des œuvres d’Orwell sont presque toujours
écrites sous l’angle politique. En fait, il est pratiquement impossible de lire
un article sur les livres d'Orwell sans devoir se coltiner une dissertation sur
le communisme, le socialisme libéral, le fascisme et autres ismes. La question
est alors de savoir si ce sont des livres de droite écrits par un homme de
gauche ou des livres de gauche écrits par un homme de droite masqué, foncièrement
conservateur, foncièrement réactionnaire donc, et donc foncièrement mauvais.
Dans les deux cas, il semble que cela ne puisse satisfaire les
« comrades » de notre ferme internationale. Les gens de droite ont
l'air de le trouver davantage dans leur ligne ; si j'étais eux, je ne m'en
réjouirais pas. Car en vérité, l'unique message d'Orwell est : no future. Non, Orwell n’est pas le plus grand humaniste des grands écrivains. Sa confiance en l’humanité est incontestablement très faible, pour ne pas dire nulle, ce qui jette un sérieux doute sur son idéal de gauche (comme sur n’importe quel autre idéal).
Je prends Orwell pour ce qu’il est, à savoir le meilleur inventeur
de dystopie à ce jour, grâce à 1984, malgré des atouts au départ assez réduits,
ou du moins assez peu nombreux. Orwell n’est pas précisément un grand
styliste ; il y a des journalistes qui écrivent nettement mieux que lui.
Ses personnages sont rarement mémorables et quand par inadvertance, ils le
sont, ce ne sont pas à proprement parler des êtres humains. Big Brother en est
la parfaite illustration. On notera également que les protagonistes de la Ferme
des Animaux sont presque tous plus mémorables que ceux de 1984 ; mais
voilà ce sont des animaux. Son imagination est limitée ; pas de grandes surprises à attendre de sa
part. En revanche, il a les idées claires, très claires même et un vrai don
pour les formules : novlangue, double pensée, crime de pensée, Big
Brother, Ministère de la Vérité, Ministère de la Peur, La guerre c'est la paix, la liberté c'est l'esclavage, l'ignorance est la force, tous les animaux sont égaux
mais certains le sont plus que les autres, etc.
De même que James Tiptree Jr, Orwell est un autre grand
traumatisé de la vie. Il voit certes correctement les horreurs de son époque, bien
mieux et bien plus tôt que la plupart de ses contemporains, mais il ne voit que
ça. La balance chez lui est brisée. Dans ses livres, tout particulièrement dans
son chef d’œuvre, le mal est devenu une machine parfaitement huilée, toute
puissante et inarrêtable. L’homme de bonne volonté trahit, le héros abdique,
le Saint se renie, Satan Big Brother jouit pleinement des délices de sa
nouvelle omnipotence. C'est un monde où Dieu est mort s'il a jamais existé
(curieusement, ceux qui n'y croient pas sont les plus ardents à proclamer sa
mort : allez comprendre). Dans cette logique, l’ultime résistant, s’il en
existe, est un paranoïaque, un demi fou, un prisonnier en camisole qui voit le
mal partout, qui ne croit en rien ni personne, excepté peut-être en lui. Ou du moins il
serait considéré comme fou dans n’importe quel autre monde. C’est homme, vous
l’avez compris ; c’est Le Prisonnier, celui de la série TV.
Regardez bien l’expression de l’acteur incarnant Le
Prisonnier.
Et maintenant comparez avec ce portrait photographique d’Eric
Bair, dit George Orwell.
Il y a comme un petit air de famille, n’est-ce pas, et pas
seulement dans l'ombre de sourire lupin ?
Bien
sûr, Le Prisonnier n'est pas une adaptation, même très libre du roman. Le
Village n'est à coup sûr pas la mégalopole de 1984, peut-être pourrait-il être
à la rigueur une base secrète du Ministère de la Vérité, ou plus sûrement
du Ministère de l'Amour. Le Rôdeur, une des idées les plus authentiquement
étranges de toute la SF, n'a pas d'équivalent dans 1984. Mais la société sous
ses airs policés et guillerets est toute aussi totalitaire que celle du roman
d'Orwell. Il n'y a pas d'échappatoire, sauf dans la folie. Numéro Un, inconnu
et inconnaissable, comme son nom l'indique est le seul et véritable Dieu
démoniaque du Village comme Big Brother l'est de la société de 1984. Il n'y a
pas d'autre Dieu que ce dieu-là.
La série doit beaucoup à 1984, mais elle doit aussi à Kafka,
à Philip K. Dick et au psychédélisme des années 60 (pour le meilleur la
merveilleuse scène de kosho, croisement de kendo et de trampolin, et pour le
pire, l'épisode final). Plus profondément, elle diverge du roman parce
qu'Orwell croit complètement à ce qu'il écrit, il est entièrement dans son
monde, tristement sérieux, alors que les créateurs de la série ne sont ni
tristes ni vraiment sérieux. L'ironie, la dérision, le jeu, la fantaisie sont
sans cesse présents tout du long de la série, ce qui l'empêche de sombrer dans
la lourdeur (en fait, en dehors des deux derniers épisodes, elle est
remarquablement légère au vu des sujets traités) mais la rend moins efficace
dramatiquement.
Comme la plupart des grandes séries, en particulier de SF, Le Prisonnier se termine
mal pour le spectateur, très mal, j’en ai peur. Il est toujours excessivement
difficile de renouer tous les fils tissés durant les multiples épisodes de
manière satisfaisante pour l’intellect et l’émotivité du spectateur. Quand un
des deux objectifs est atteint, c’est déjà beaucoup. Patrick Mc Goohan n’a même
pas essayé. Face aux entraves des producteurs, des spectateurs incapables de le
suivre (de même que les Villageois de la série refusent de le suivre dans
Liberté Pour Tous) il a réagi exactement comme son personnage, en
individualiste forcené, égocentrique, libertaire, paranoïaque et vindicatif. Devenu
le parfait Numéro 1 (acteur, producteur, réalisateur, scénariste) de la série,
il l’a achevée dans un délire incompréhensible, avec son terrible sourire
carnassier, histoire de faire un ultime, magnifique et suicidaire pied de nez à
tous ces imbéciles qui voulaient l’emprisonner dans l’étroite routine
audiovisuelle de l’époque. Le seul véritable fait significatif de l’épisode
final est la révélation du visage du Numéro 1… attention spoiler à suivre... trop tard... qui n’est autre que celui du
numéro 6. Il ne faut pas voir là-dedans, selon moi, une histoire profonde de dédoublement
schizophrénique mais un bras d’honneur hors texte, signé Mc Goohan, pour tous
ceux qui l’ont empêché de faire une seconde saison. Ce qu’il dit, c’est : « je
suis le numéro 1 de cette série, je fais ce que je veux et je vous emm… ! »
Naturellement après ce
dernier exploit, cet acteur à succès a littéralement disparu des écrans en même
temps que son mémorable personnage. Mais de toute la descendance audiovisuelle du roman d'Orwell, la série qu'il a laissée en est le plus beau et le plus passionnant des rejetons, loin devant le film 1984 et même Brazil, qui n'est autre qu'un 1984 avec costumes et décors baroques.
Liens :
George Orwell : centré sur le rapport entre le totalitarisme de 1984 et ce qu'Orwell a expérimenté lors de la guerre civile espagnole (en français).
George Orwell (Animal Farm) en anglais.
Le Prisonnier en français
Sur le même sujet, la dystopie (ou l'utopie), voir les articles :
- James Tiptree Jr : ici
- Gene wolfe : ici
- James Crowley : ici
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