Un
soleil devenu énorme, rouge vermillon, s’écrasait sur le Marais Hanté. Le
quartier des Plaisirs attendait le souffle suspendu que la haute tour de
l’Oracle annonce le commencement des réjouissances. À l’entrée de la passe du
lagon, l’ancien phare décompta les minutes puis les secondes. Enfin la tête de
l’Oracle pivota sur sa base, faisant deux ou trois tours complets comme pour
s’assurer de son audience, puis un puissant rayon vert jaillit de son œil unique
et balaya les Maisons aussi grotesques que grandioses. Une à une, comme le
rayon les touchait, les bâtisses montées sur pilotis allumèrent leur façade et
leur enseigne criardes. Des jeux de lumières en 3D donnaient une idée très
exagérée du genre de plaisir qu’on pouvait y trouver à l’intérieur. Dans la
brume artificielle du Marais que peinaient à traverser les rayons du couchant,
les gondoliers automates commencèrent leurs va-et-vient silencieux parmi les
spectres lumineux et les ombres démoniaques.
Il y eut une immense rumeur venu des quais d’Ultor où la
foule s’amassait. On pouvait raconter ce qu’on voulait sur le mauvais goût et
la vulgarité des Maisons mais le fait est qu’elles reflétaient assez bien les
aspirations de leur clientèle. On en trouvait, il est vrai, pour tous les
goûts. Il y avait bien sûr la Tour de L’Oracle, peut-être la plus célèbre
d’entre elles, bien que sans doute pas la plus visitée : beaucoup
répugnaient en effet à connaître leur bonne ou mauvaise fortune avant l’heure ;
c’était une peur assez infondée car le Maître du Destin évitait le plus souvent
les annonces désagréables. Pour ne parler que des plus réputées, il y avait le
Labyrinthe des Secrets, un astucieux assemblage de portes et de parois
coulissantes, de trappes, d’ascenseurs bien cachés donnant sur des pièces
mystérieuses : on disait que certains visiteurs étaient restés coincés à
l’intérieur une nuit et un jour avant qu’un membre de la maintenance ne leur
ait montré la sortie. Il y avait la Caverne d’Ali Baba et son trésor
introuvable — mais réel, dans le genre sonnant et trébuchant, assuraient les
jeunes rabatteurs qui officiaient sur les quais et sur les marchés d’Ultor. Il
y avait la Maison de l’Espace où chaque pièce vous transportait littéralement
grâce à un monstrueux système de vérins, à travers les douze planètes
habitables connues à ce jour et la Maison du Temps où les pièces effectuaient
une opération comparable, mais d’une époque à l’autre. Bien entendu, il y avait
aussi l’inévitable Maison de l’Argent et ses machines cliquetantes et le non
moins inévitable Temple de l’Amour aux prêtresses douteuses. Enfin il y avait
le Palais des Masques devant lequel se tenait le jeune Eldòn.
Ce dernier observait le flot maintenant ininterrompu de
gondoles et leurs arrivages aussi bigarrés qu’hétéroclites. C’était ici qu’il
avait rendez-vous avec son destin. Le matin-même (ce qui était pour lui le
matin, c’est-à-dire une période comprise entre midi et deux heures), le Maître
du Destin le lui avait assuré. Son œil unique avait paru clignoter quand il lui
avait décrit la fille dont il devait tomber amoureux fou : blonde,
d’allure sportive, très grande, d’une beauté sans pareil, une riche et
mystérieuse étrangère.
— Si elle est ainsi, avait-il objecté raisonnablement,
ce n’est pas moi qui serais le fou mais elle. Il n’y a rien de fou à tomber
amoureux d’une fille pareille. En revanche, il serait fou pour elle de venir.
Le Marais a la réputation méritée d’être mal famée de jour et encore plus de
nuit. Une fille jeune, belle et riche serait une proie trop tentante pour
certains. Sauf bien sûr si elle aussi complètement stupide et il serait déloyal
que tu me caches une information aussi essentielle.
— Elle viendra puisque je te le dis. Peu importe ses
raisons. Le Destin a parlé, avait répliqué le borgne sans se laisser démonter.
Tu peux ne pas me croire mais réfléchis bien, Eldòn : combien de fois me
suis-je déjà trompé ?
Il n’avait rien répondu. Le Maître du Destin ne se trompait
jamais ou presque jamais. Les faits qu’il vous prédisait pouvaient s’avérer
insignifiants ou très importants mais vous pouviez être quasi sûr qu’ils se
produiraient le jour dit, d’une manière ou d’une autre.
Eldòn se sentait curieux et excité malgré lui. Oserait-elle
venir seule ? Si elle était vraiment telle que le lui avait décrit le
Maître, cela semblait incroyable. Plus probablement, puisqu’elle était riche,
serait-elle accompagnée d’un garde privé ou d’un de ces cerbères à louer qu’on
pouvait trouver un peu partout dans Ultor. Il connaissait bien ces têtes de fer
armées jusqu’à la gueule.
Grande, belle, riche et mystérieuse : cela
semblait trop beau pour être vrai. Néanmoins, si le Maître manquait rarement de
vous dorer la pilule, il ne mentait pas : cela aurait nui à sa réputation
et cela aurait nui à son tour à celle du quartier des Plaisirs. Et pourtant il
se méfiait de la rhétorique trompeuse du Maître. Grande, il voyait ce que ça
voulait dire. Blonde également. Riche, il pouvait deviner. Mais que signifiait
d’une beauté sans pareil ? Avait-elle un seul œil sur le front comme le
Maître ? Cela aurait sans doute convenu à la description mais pas du tout
à ses espérances.
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