vendredi 26 octobre 2018

La plus belle femme du monde est une… Skrühl

   Un soleil devenu énorme, rouge vermillon, s’écrasait sur le Marais Hanté. Le quartier des Plaisirs attendait le souffle suspendu que la haute tour de l’Oracle annonce le commencement des réjouissances. À l’entrée de la passe du lagon, l’ancien phare décompta les minutes puis les secondes. Enfin la tête de l’Oracle pivota sur sa base, faisant deux ou trois tours complets comme pour s’assurer de son audience, puis un puissant rayon vert jaillit de son œil unique et balaya les Maisons aussi grotesques que grandioses. Une à une, comme le rayon les touchait, les bâtisses montées sur pilotis allumèrent leur façade et leur enseigne criardes. Des jeux de lumières en 3D donnaient une idée très exagérée du genre de plaisir qu’on pouvait y trouver à l’intérieur. Dans la brume artificielle du Marais que peinaient à traverser les rayons du couchant, les gondoliers automates commencèrent leurs va-et-vient silencieux parmi les spectres lumineux et les ombres démoniaques.
   Il y eut une immense rumeur venu des quais d’Ultor où la foule s’amassait. On pouvait raconter ce qu’on voulait sur le mauvais goût et la vulgarité des Maisons mais le fait est qu’elles reflétaient assez bien les aspirations de leur clientèle. On en trouvait, il est vrai, pour tous les goûts. Il y avait bien sûr la Tour de L’Oracle, peut-être la plus célèbre d’entre elles, bien que sans doute pas la plus visitée : beaucoup répugnaient en effet à connaître leur bonne ou mauvaise fortune avant l’heure ; c’était une peur assez infondée car le Maître du Destin évitait le plus souvent les annonces désagréables. Pour ne parler que des plus réputées, il y avait le Labyrinthe des Secrets, un astucieux assemblage de portes et de parois coulissantes, de trappes, d’ascenseurs bien cachés donnant sur des pièces mystérieuses : on disait que certains visiteurs étaient restés coincés à l’intérieur une nuit et un jour avant qu’un membre de la maintenance ne leur ait montré la sortie. Il y avait la Caverne d’Ali Baba et son trésor introuvable — mais réel, dans le genre sonnant et trébuchant, assuraient les jeunes rabatteurs qui officiaient sur les quais et sur les marchés d’Ultor. Il y avait la Maison de l’Espace où chaque pièce vous transportait littéralement grâce à un monstrueux système de vérins, à travers les douze planètes habitables connues à ce jour et la Maison du Temps où les pièces effectuaient une opération comparable, mais d’une époque à l’autre. Bien entendu, il y avait aussi l’inévitable Maison de l’Argent et ses machines cliquetantes et le non moins inévitable Temple de l’Amour aux prêtresses douteuses. Enfin il y avait le Palais des Masques devant lequel se tenait le jeune Eldòn.
   Ce dernier observait le flot maintenant ininterrompu de gondoles et leurs arrivages aussi bigarrés qu’hétéroclites. C’était ici qu’il avait rendez-vous avec son destin. Le matin-même (ce qui était pour lui le matin, c’est-à-dire une période comprise entre midi et deux heures), le Maître du Destin le lui avait assuré. Son œil unique avait paru clignoter quand il lui avait décrit la fille dont il devait tomber amoureux fou : blonde, d’allure sportive, très grande, d’une beauté sans pareil, une riche et mystérieuse étrangère.
   — Si elle est ainsi, avait-il objecté raisonnablement, ce n’est pas moi qui serais le fou mais elle. Il n’y a rien de fou à tomber amoureux d’une fille pareille. En revanche, il serait fou pour elle de venir. Le Marais a la réputation méritée d’être mal famée de jour et encore plus de nuit. Une fille jeune, belle et riche serait une proie trop tentante pour certains. Sauf bien sûr si elle aussi complètement stupide et il serait déloyal que tu me caches une information aussi essentielle.
   — Elle viendra puisque je te le dis. Peu importe ses raisons. Le Destin a parlé, avait répliqué le borgne sans se laisser démonter. Tu peux ne pas me croire mais réfléchis bien, Eldòn : combien de fois me suis-je déjà trompé ?
   Il n’avait rien répondu. Le Maître du Destin ne se trompait jamais ou presque jamais. Les faits qu’il vous prédisait pouvaient s’avérer insignifiants ou très importants mais vous pouviez être quasi sûr qu’ils se produiraient le jour dit, d’une manière ou d’une autre.
   Eldòn se sentait curieux et excité malgré lui. Oserait-elle venir seule ? Si elle était vraiment telle que le lui avait décrit le Maître, cela semblait incroyable. Plus probablement, puisqu’elle était riche, serait-elle accompagnée d’un garde privé ou d’un de ces cerbères à louer qu’on pouvait trouver un peu partout dans Ultor. Il connaissait bien ces têtes de fer armées jusqu’à la gueule.
   Grande, belle, riche et mystérieuse : cela semblait trop beau pour être vrai. Néanmoins, si le Maître manquait rarement de vous dorer la pilule, il ne mentait pas : cela aurait nui à sa réputation et cela aurait nui à son tour à celle du quartier des Plaisirs. Et pourtant il se méfiait de la rhétorique trompeuse du Maître. Grande, il voyait ce que ça voulait dire. Blonde également. Riche, il pouvait deviner. Mais que signifiait d’une beauté sans pareil ? Avait-elle un seul œil sur le front comme le Maître ? Cela aurait sans doute convenu à la description mais pas du tout à ses espérances.

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