En lisant ou en entendant parler des écrivains auto-édités, indépendants,
des amateurs pourrait-on dire si le terme n’était pas devenu bizarrement si péjoratif,
on arrive rapidement à la conclusion qu’ils ne sont « indépendants »
que par la force des choses, qu'ils font de nécessité vertu, et qu’à la moindre opportunité se présentant, même
douteuse, ils passeraient aussitôt au statut envié de « pros », pieds
et poings liés s’il le fallait et même avec la corde au cou. Je vais ici
prendre le contre-pied de cette tendance et montrer que dans la jungle sans foi
ni loi de l’édition actuelle, rester un écrivain amateur indépendant a de grandes
vertus, si grandes en fait que même les inconvénients, nombreux, sont peu de
choses comparés à elles.
Qu’est-ce que nous offre une maison d’édition
traditionnelle, quels services objectifs réellement utiles pour
l’écrivain ?
- Un tri pertinent entre le bon grain et l’ivraie, parmi les
auteurs et dans la production d’un auteur, pas toujours le meilleur juge,
- Une collaboration étroite et éclairée avec l’auteur
destinée à améliorer encore le manuscrit, si possible (par principe, on dira
que c’est presque toujours possible),
- Une correction, une maquette de couverture et une mise en
page de qualité professionnelle,
- Un rayonnement grâce à la force de promotion, au carnet
d’adresses et au statut plus flatteur attaché à ce mode de publication.
Bien, ceci est vrai dans l’absolu et dans un monde idéal.
Mais qu’en est-il dans le monde dans lequel nous vivons ?
Le point numéro 1 est aisé à réfuter : l’abondance des
livres médiocres issus de l’édition traditionnelle est accablante ; en
fait la difficulté est d’en dénicher un bon, un vrai livre intéressant, mémorable,
qu’on n’oublie pas aussitôt la dernière page tournée, si tant est qu’on
atteigne la dernière page.
Le point numéro 2 est plus ou moins une blague : la
seule collaboration qu’on aura visera le plus souvent à abaisser les critères
de l’écrivain pour satisfaire une demande réelle ou supposée du public.
Les points numéro 3 et 4 dépendent énormément de la maison
d’édition. Néanmoins, si on est en contrat avec une maison sérieuse, ayant
pignon sur rue, on peut en effet attendre des services réels sur ces plans.
Dans tous les autres cas, mieux vaut veiller soi-même à la correction, à la
mise en page et à la confection de la couverture. Quant à la promotion que
peuvent assurer de petites maisons d’édition, que vaut-elle par rapport à celle
que peut assurer un géant comme Amazon, pour prendre un exemple qui ne doit
rien au hasard ? Seules des maisons d’édition possédant en son sein ou en
« partenariat » des prescripteurs et des électeurs auront un impact
vraiment significatif sur la diffusion d’un livre. Et ces éditeurs sont peu
nombreux. Les électeurs dont je parle sont ceux qui choisissent les livres pour
les distributions de prix. Les prescripteurs, pièces encore plus essentielles,
sont les critiques capables de prescrire votre livre à des milliers de
lecteurs : ils sont eux aussi peu nombreux. Sans prescripteur digne de ce
nom, il est impossible de toucher le lectorat auquel pourrait prétendre un
livre, quelle que soit sa qualité.
On voit donc que l’édition traditionnelle n’apporte rien ou
presque pour les deux premiers points et que seule une petite partie des
maisons d’édition est capable d’offrir des services de qualité pour les points
3 et 4. À ce sujet, on peut être stupéfait de voir le nombre de maisons
d’éditions existantes en tapotant sur Internet quand on considère l’état de la
littérature française. Que diable peut-il les attirer tous là-dedans ?
L’argent des lecteurs ? Non, c’est celui des auteurs avant tout, celui qu’ils
devraient toucher si ils n’étaient pas en contrat avec un éditeur. C’est la
combine habituelle du tiers qui se met entre le producteur (l’écrivain) et le
consommateur (le lecteur) en lui ponctionnant la plus grande part des recettes
mais qui ne donne aucun service justifiant la dite ponction (et d’après ce que
j’ai lu, elle peut être énorme). Avant, c’est-à-dire avant l’avènement de
l’édition en ligne, on appelait cela de l’édition à compte d’auteur, ce qui
voulait tout dire. En gros, on payait pour fournir un travail, ce qui est un
concept tout à fait bizarre et qui ne peut fonctionner que dans des domaines
très particuliers comme la littérature. Ces soi-disant éditeurs se sont
reconvertis pour essayer de reprendre à leur hameçon tous ces écrivains sans
éditeur et rêvant d’en avoir un, en inscrivant sur leur vitrine un joli nom d’éditeur et en proposant en apparence les mêmes contrats que les éditeurs
traditionnels, mais en réalité, leur but est simplement de capter les royalties
de l’auteur, du moins une grande partie, en s’interposant entre lui et le
distributeur, Amazon ou un autre. Avec l’édition à compte d’auteur, vous payiez
d'avance pour un service qui n’arrivait jamais ou de si piètre qualité qu’on ne
peut plus appeler ça décemment un service ; maintenant vous payez pendant un temps indéterminé pour un service tout aussi douteux. Le procédé est plus long et plus doux mais
le résultat est le même.
La perte financière n’est pas le seul ni le principal
problème. De façon plus générale, rester amateur peut s’avérer, dans le monde
actuel, la dernière possibilité de créer un objet artistiquement satisfaisant.
Si vous n’êtes pas tenu par l’objectif de vivre de vos écrits, vous ne vous
sentez pas obligés de vous conformer au courant mainstream, au goût du grand
public, au goût des éditeurs, etc. Prendre des risques artistiques n'a que très
rarement été payant, surtout au début, à toutes les époques. Mais dans
certaines, il existait des mécènes éclairés, des personnes vraiment éclairées.
Maintenant, le seul mécène qui existe est l’Etat et ce n’est vraiment pas une
lumière. À notre époque, je conseillerais à tout écrivain un tant soit peu
ambitieux d’avoir un travail rémunéré sans rapport avec le monde littéraire. Cela
a un double avantage : celui de garder le contrôle qualité de sa
production sans trop se soucier des modes et des tendances et celui de garder
le contact avec la vie « réelle ».
Un des pièges de l’écrivain professionnel est en effet de
s’enfermer dans sa tour d’ivoire. L’autre est de se trahir pour appâter le
lecteur moyen. Le meilleur exemple que je connaisse est l’écrivain américain
Gene Wolfe. Il écrit pour l’essentiel de la SF et du fantastique. Durant une
quinzaine d’années, il est resté un écrivain amateur, ou disons
semi-professionnel (mais bien incapable de subvenir à ses besoins sans ses jobs
rémunérateurs d’ingénieur mécanicien puis de rédacteur scientifique). Presque
tous les textes qu’il a écrit à cette époque sont remarquables, de par le
style, l’imagination, l’originalité, les qualités de narration hors pair. Au
début des années 80, il a eu du succès, critique surtout mais aussi populaire,
avec son long roman Le Livre Du Nouveau Soleil et a décidé de quitter son job pour devenir écrivain à temps plein,
un vrai professionnel qui ne vit que de ses livres. Il s’est produit alors, en
quelques années, une évolution désastreuse dans la qualité de ses écrits, en
particulier ses romans. Tâchant de se rapprocher des standards associés aux
best-sellers, il a changé complètement son style, limé tout ce qui pouvait
déranger l’éditeur, tout ce qu'il pouvait y avoir de trop « difficile »
pour le lecteur grand public. De façon un peu ahurissante, il a soudain limité
son lexique à quelques centaines de mots en usant volontiers un langage très
familier. En même temps, la structure de ses histoires s’est relâchée
fortement. Et ce n’est pas étonnant car là où il passait des années à reprendre
et à peaufiner une histoire, il devait produire et produire encore plus pour faire vivre sa famille. Et tout ça pour quels résultats ? Est-il
devenu plus populaire ? Absolument pas. A-t-il vendu plus de livres par
titre ? Non plus, au contraire. Aujourd’hui encore, son livre le plus
vendu (facile à voir sur Amazon) est celui cité plus haut, un livre que je
n’aime pas beaucoup pour plusieurs raisons que je n’exposerais pas ici mais
qui, objectivement, a toutes les qualités de sa grande époque :
imagination débordante, originalité, style, virtuosité narrative, poésie, ce à
quoi il faut ajouter une architecture d’une complexité et d’une grandeur sans
équivalent dans le domaine de la SF. Pourquoi a-t-il échoué alors ? Le
talent de pasticheur de Wolfe et sa gamme de tonalités ont beau être
considérables, il n’a jamais vraiment réussi à contrefaire l’écrivain à
best-sellers qu’il rêvait d’être. Il n’est pas Stephen King ou Dan Simmons. Il
ne le peut pas et ne le doit pas. Il est bien mieux que ça. En fait, il a dû
faire fuir autant de lecteurs anciens qu’il en a obtenus de nouveaux avec sa
nouvelle manière d’écrire et ceux-là étaient bien plus fidèles, dans l'ensemble, que ceux-ci. En
exagérant à peine, on pourrait dire que Wolfe a fait un pacte avec le diable.
Et comme toujours, il s’est fait rouler.
Ma conclusion est qu’il n’aurait jamais dû abandonner son
statut d’écrivain amateur. Sans doute y a-t-il d’autres raisons plus
personnelles qui expliquent la flagrante diminution de qualité de sa
production, des raisons tenant à sa personnalité propre, à un manque de
lucidité, à de mauvais choix, à l'âge peut-être, mais il m’est très difficile de croire que la
coïncidence des deux événements soit fortuite.
Pour en revenir à notre pays, soyons lucide, si un écrivain
n’est pas dans la droite ligne éditoriale de ce qui se vend ou de ce qui est
censé se vendre (on peut avoir des doutes quand on voit l’évolution de la
littérature française), il n’a aujourd’hui à peu près aucune chance de se voir
publier dans une maison d’édition valable (celles qui rendent de vrais services
aux auteurs). Et les autres n’ont aucun intérêt. Si on veut produire de bons
livres en dehors du mainstream, mieux vaut donc rester son propre éditeur, avec
les petites imperfections inévitables qui découlent de l’autoédition, mais qui
permettent de garder le contrôle ainsi que les vertus principales de l’écriture :
l’imagination, l’originalité, la sincérité.
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