Nous revenons à regret une nouvelle fois sur cette horrible
affaire qui nous occupe tous un tant soit peu depuis dix mois. En effet, les
soixante-six millions de procureurs viennent de rendre leur décision en leur
âme et conscience et nous, faisant partie de ces dits procureurs, croyons utile de vous faire part de notre cheminement vers la lumière grâce à quelques détails non divulgués par la presse.
D’abord, les faits. Madame France a été trouvée morte, gisant
dans son sang, sur les carreaux bleus et blancs de sa salle de bain, un couteau de cuisine dans la main, après
qu’une escouade de pompiers a enfoncé la porte. Elle portait, outre son bonnet
de bain écarlate, la bagatelle de dix-huit coups de couteau, dont un au moins —
le dernier, présume-t-on généralement — a été mortel, preuve d’un acharnement barbare
rarement vu. La porte était fermée à clé, ce qui explique la méthode d’intrusion
des secours. Il n’y avait aucune autre issue et personne ne se trouvait dans la
pièce en dehors de Madame France. C’est pourquoi il a été envisagé dès le
départ, malgré l’horreur et la brutalité de la scène, que la victime avait pu
périr de sa propre main.
Néanmoins, les autres pistes n’ont pas été tout de suite écartées.
L’assassinat aurait même été privilégié, de loin, si les circonstances
n’avaient pas été ce qu’elles sont. La piste de l’étranger, du cambriolage
tournant mal a rapidement pu être évacuée. Toutes les portes étaient fermées de
l’intérieur et aucun signe d’effraction n’a été découvert. Trois personnes
seulement ont pénétré dans la résidence de Madame France le jour des faits,
toutes des connaissances proches. Le premier est le suspect habituel, le
docteur Olive Le Véreux. Bien qu’il porte le titre de Docteur, et a quelques
vagues souvenirs reliés à cette noble profession, il était plutôt connu dans la
maison pour être le fournisseur attitré des drogues de Madame France qui en
avait bien besoin. Les ordonnances de complaisance et les arrêts de travail non
justifiés n’ont aucun secret pour lui. Il était le suspect idéal. Et il venait
justement de remplir l’armoire à pharmacie de la salle de bain ce matin-là,
avec ses boites de Doliprane et divers médicaments peu recommandables qu’il
faisait évidemment payer beaucoup trop cher à Madame France. Pourtant on ne
s’explique pas son mobile. Ce serait comme pour un parasite de tuer son hôte ou
un dealer de tuer son meilleur client : ça n’a pas de sens. Le second
suspect, beaucoup plus crédible, est Manu le mari. Tout le monde dans le cercle
proche de Madame France savait que le couple était en conflit permanent. Manu
dépensait tout l’argent de Madame avec ses copains et même beaucoup plus. Les
dettes du ménage étaient colossales. Quant à la sexualité du couple, elle était
arrivée au point zéro. Pas d’argent, pas de sexe : voilà un bien mauvais
mélange. Madame France s’en plaignait amèrement à qui voulait l’entendre et
l’impuissance de Manu à faire jouir sa femme comme un honnête homme était
devenue un sujet de plaisanterie dans le petit cercle des intimes. Mais il
s’avéra après enquête que le suspect avait un alibi sérieux : il se trouvait
en effet au moment des faits en train de faire du saut à l’élastique dans la
cage d’escalier de son lieu de travail, sis au 55 rue du Faubourg Saint-Honoré,
Paris. De plus, l’avorton aurait été incapable de porter un coup de la force
qui a traversé la boite crânienne de cette pauvre Madame France. Restait un
troisième et dernier suspect : Bruno, le comptable. Il se trouvait
justement dans le petit salon en train de maquiller tranquillement les comptes
de la famille, comme à dire vrai chaque année, ce matin-là. On sait par
ailleurs que c’est un adepte du golf et de ses dix-huit trous : nous nous
contentons de noter la coïncidence. Mais les enquêteurs pensent que s’il avait
dû tuer quelqu’un, effaré par ce qu’il lisait, ce serait certainement Manu le
mari et non France. Enfin, de toute façon, aucun d’entre eux ne pouvait entrer
ou n’a pu sortir de cette salle de bain.
La théorie du complot a bien entendu été soulevée. Est-ce
que les trois odieux individus avaient pu se concerter pour assassiner France
et faire croire à un suicide ? Certainement, car ils avaient partie liée
et des intérêts communs. De plus, cela aurait expliqué la vigueur très
différente des coups de couteau portés à Madame France. On note d’ailleurs que
dix-huit est un multiple de trois, indice très fort. Les enquêteurs ayant lu Le
Crime de l’Orient Express et fervents adeptes de la méthode Poirot se sont donc
bien gardés d’exclure cette hypothèse d’emblée. Mais même à trois, on ne voyait
pas comment ils auraient fait pour entrer et sortir de cette pièce close sans
laisser aucune trace et laisser la clé dans la serrure côté intérieur. On
trouve dommage que ces policiers n’aient pas été aussi passionnés par la
description et la résolution que propose M. Leroux d’un problème similaire dans
son excellente étude de cas, Le Mystère de la Chambre Jaune, car ils auraient
alors sans nul doute interpellé le capitaine des pompiers, le premier à avoir
fait irruption dans la salle de bain et le plus insoupçonnable des suspects
(une loi que l’on retrouve également dans l’œuvre de Madame Christie est que
plus vous êtes insoupçonnable, plus forte est la présomption que vous êtes
l’assassin).
Au lieu de quoi, les procureurs dans leur grande sagesse ont
finalement décidé de laisser tomber toutes les charges et de ne poursuivre aucun
des trois, voire quatre suspects, optant pour la première thèse du suicide
malgré l’apparente absurdité de la chose. De trop nombreux faits tendaient en
effet vers cette hypothèse. Les malheurs en mariage de Madame France qui ne
duraient que depuis trop longtemps, son abus de psychotropes, de produits
hallucinatoires et plus récemment du doliprane, ses tentatives de suicide plus
ou moins réelles et ses lettres d’intention de suicide, très nombreuses et
avérées, elles. Reste la question des coups de couteau, déroutante il faut le reconnaître. On pense que Madame
France a porté les coups les plus violents au début puis perdant
progressivement son sang et sa force, s’est infligée les coups plus superficiels
à la fin, pour le plaisir pourrait-on dire. Mais l’inverse n’est pas exclu.
Il est en effet difficile de croire que le coup terrifiant de brutalité qui a
traversé sa boîte crânienne a pu être donné le premier, bien que ce ne soit pas
totalement impossible selon certains experts qui ont cité plusieurs cas de
personnes ayant eu le cerveau traversé de part en part et ont continué pendant
un moment à agir comme si de rien n’était.
C’est donc sur cette note optimiste et émerveillée devant l’ingéniosité et la ténacité humaine à parvenir à ses fins malgré les obstacles que nous refermons cet article et offrons nos sincères condoléances à tous les proches et relations de la défunte, Madame France. Et nous sommes particulièrement heureux de constater que grâce à cette triste affaire, la question qui nous tenaillait depuis si longtemps de savoir si on peut se suicider par dix-huit coups de couteau a été enfin tranchée, de la manière la plus éclatante et incontestable.
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