samedi 29 octobre 2022

La seule biographie autorisée de Jean Levant : sa pierre tombale

 Suite à la triste nouvelle du décès de Jean Levant et la floraison de biographies plus fantaisistes les unes que les autres qui apparaissent de ci de là, nous nous faisons un devoir de rétablir les faits bruts et banals, tâche pour laquelle nous sommes uniquement habilités, ceci dû à notre longue fréquentation du défunt (et qui peut en dire autant?). En cette époque de mensonge omniprésent et pour ainsi dire institutionnalisé, dans cet immense château de sable qu'est devenue notre société, nous nous sentons en effet obligés d'apporter notre modeste pierre à l'édifice.

Jean Levant est né dès le premier jour du beau mois d'avril 1901, d'un père et d'une mère, aux Bottereaux, tout près de la ville d'Ouzouère en Gâtine, elle-même sise non loin de la ville de Montargis, elle-même à proximité de la ville d'Orléans qui se trouve à seulement cent cinquante kilomètres de Paris: on peut donc dire que Jean Levant était un presque Parisien. Nous recommandons d'ailleurs pour nos amis de la capitale ce tout petit déplacement vers Ouzouère où en plus de visiter la maison familiale en pierre de taille et frise en brique multicolore, l'église et son coq girouette en fer forgé artisanal, ils pourront admirer la statue en aluminium argentée du plus célèbre de ses concitoyens, sculpté par le grand Marcel Sandor lui-même, à partir de boîtes de conserve recyclées. J'attire l'attention sur le fait que cette oeuvre a été réalisée au début des années soixante, saisissant son sujet à midi tapante, dans toute la force de l'âge, démontrant à quel point les deux génies étaient en avance sur leur époque (car qui d'autre aurait eu alors l'idée de trier ses conserves?); on notera aussi que Jean Levant y est représenté avec son célèbre béret qui lui venait de sa chère tante Léonie, qui était Basque du côté maternel. 

Dès son enfance, le petit Jean a fait l'admiration de tous par ses dons en arithmétique. A l'âge de sept ans, il composait déjà de grands livres, celui par exemple établissant le bilan financier du ménage des Levant en l'an 1908, qui fut suivi par les budgets anticipés des années 1909 à 1913, un vrai plan quinquennal, qui s'avèrent après examen d'une précision et d'une préscience admirables si l'on considère l'âge de son auteur. Hélas, la guerre interrompit ces premiers essais très prometteurs. La grande passion de sa vie fut toujours les bons comptes et les statistiques. Quand Jean allait en voyage, du côté de chez sa tante Léonie, à Mimizon-les-pins, il ne manquait pas de faire un compte détaillé des automobiles qu'il croisait (encore rares à cette époque), notant leur marque, leur nationalité, leur nombre de feux avant et leur numéro de plaque, toutes données dont il se chargeait ensuite de tirer la substantifique moelle durant ses vacances en plus de ses devoirs scolaires. A la plage de Mimizon, bercé par la senteur balsamique des pins et le vent du large, il prit l'habitude poursuivie toute sa vie de compter les baigneuses en les distinguant par la couleur et la forme de leur bonnet ou de de leur maillot de bain, d'abord une pièce, puis deux puis à nouveau une puis une demie. C'est grâce à de tels ouvrages statistiques qu'il fût d'ailleurs embauché plus tard par Louis Réard qui lançait alors la mode des bikinis.

La mémoire de Jean Levant était fantastique. C'est certainement grâce à une particularité précieuse de son cerveau qui mariait automatiquement à chaque chiffre une couleur du spectre qu'il pouvait se rémémorer avec la plus grande exactitude autant de nombres. Sa mémoire était la plus rangée qui soit. Sa passion du chiffre juste n'avait qu'une égale, celle du chiffre rond. Il aimait dire qu'il était impossible pour lui d'imaginer un plus grand plaisir que de réaliser un bilan de comptes et de trouver après de longs et savants calculs tout en bas de son livre l'alignement de chiffres les plus parfaits et les plus ronds qui soient, une suite infinie de zéros. Naturellement , la carrière de comptable était un chemin tout tracé. Il commença très jeune dans l'épicerie familiale comme aide-comptable, puis devint comptable en titre, puis chef comptable puis expert comptable puis Grand Maître Comptable et termina sa carrière comme Professeur Extraordinaire à l'université de Giens, où il dispensait ses lumières il y a encore quelques mois. Durant toute sa carrière, il collectionna les prix et les honneurs académiques, à tel point qu'il serait rapidement fastidieux d'en faire ici la liste. En vérité, comme l'a très justement qualifié dans un de ses rares et authentiques éclairs de génie son contemporain Pablo Picasso, "Jean Levant est le grand compteur de notre siècle".

Le goût des livres lui vint en même temps que le goût des chiffres. La vérité, selon ses propres mots, est qu'il n'a jamais bien distingué les deux concepts, les lettres lui ayant toujours paru des chiffres d'un autre genre, des codes que l'on pouvait (et devait) déchiffrer. Le déchiffrage des livres les plus abscons, comme la Kabbale ou les Prophéties de Nostredame, étaient ainsi pour lui des jeux d'enfant. Mais sa lecture préférée était le rapport annuel de la Cours des Comptes suivi de près (ou plutôt précédé, chronologiquement parlant) par la prévision budgétaire annuelle du ministère des finances qui était une source d'amusement sans fin pour ce fin limier de la fausse comptabilité. Ses propres oeuvres, outre évidemment ses budgets et bilans annuels personnels (lecture d'un intérêt considérable tant y est finement détaillé le moindre achat, la moindre rentrée, qui lui fit dire qu'il n'y a pas de livre plus éclairant sur la vie et la personalité d'un auteur que son grand livre de compte) comptent plusieurs recueils de contes édifiants, un roman inspiré de La Fortune de Gaspard, mais pour adultes, un long essai intitulé "De la Comptabilité Publique et Privée"et même un recueil de poésies de jeunesse, "Sonnets Sonnants et Trébuchants" où l'on peut lire le célèbre sonnet trébuchant (car il manque des pieds) "Ah si j'avais quatre cent mille francs!"

Ah si j'avais quatre cent mille francs!

(C'est l'affaire de deux ou trois romans,

Bons ou mauvais mais au moins dans le vent)

Et la médecine me soutenant,

Voici donc en gros quel serait mon plan:

Plaçons vite sur un compte courant

Du tout, trois huitièmes exactement;

Avec ceci, en économisant,

Je verrai sans peine à tenir dix ans. 

Choisissons par ailleurs pour le restant

Un dépôt au plus juteux rendement

 Qui doit être de cinq petits pour cent,

J'aurai alors au bout de ces dix ans

Devinez quoi? Quatre cent mille francs!

Ainsi donc du perpétuel mouvement

Je tire l'impeccable enseignement:

Si ayant cette somme avant longtemps

Et la science allant toujours à pas de géant

Je vais faire, après rajeunissements,

De ces vers, jusqu'en l'an deux mille cent!

Remarquons que la prophétie outrageusement optimiste du ver final, qui plus est si l'on sait qu'elle a été faite au tout début des années 20 (celles du siècle dernier, pas le nôtre) n'était finalement pas si loin du compte. Il n'est donc absolument pas surprenant, contrairement à certaines allégations dépourvues de tout fondement qui insinuent qu'il n'aurait été qu'un prête-nom pour quelque personnage sulfureux jamais nommé en quête d'honorabilité sur le tard, il n'est pas surprenant disions-nous avant de reprendre notre souffle, que Jean Levant en ce début de vingt-et-unième siècle ait choisi de cofonder avec nous-mêmes les éditions Setting Sun, ce vrai service rendu aux auteurs de (bons) contes.

Comme faits notables marquant la vie de Jean Levant, on n'oubliera pas aussi de souligner sa participation à la Grande Guerre, non pas en tant que mobilisé d'office (il était trop jeune d'un an à la fin de la guerre) mais comme volontaire dans le corps de l'intendance. Car comme disait Napoléon, "bien peu vaut le plus grand maréchal sans son intendant", "le soldat ne marche qu'au son tintinabulant de la cuisine ambulante" et "la victoire se joue à l'intendance, pas à l'Etat-Major". Ses mois passés à l'armée resteront pour lui parmi les plus doux de sa vie, les plus enrichissants, les plus mémorables. Ce haut fait lui a valu en 2018 de devenir officiellement le dernier combattant de la Grande Guerre encore en vie et incidemment un des doyens de l'humanité.  De façon plus anecdotique, Jean Levant est également à créditer pour l'amélioration du jeu télévisé "Les Chiffres et les Lettres". Ayant en effet participé une fois à ce jeu, et perdu, il fit remarquer à la production que le fondement du jeu était lourdement erroné puique les lettres permettaient de gagner neuf points et les chiffres seulement six, sans compter qu'il y avait deux fois plus de tirages de lettres que de chiffres. Ce fut sa plainte amère qui occasionna trente ans plus tard la révision complète de ce jeu (autrefois) si populaire.

Enfin, nous devons toucher un mot de sa longévité exceptionnelle. Souvent, ces dernières années, on lui posait la question pour connaître son secret : avait-il trouvé une formule de jouvence dans les livres d'alchimie? suivait-il un régime alimentaire particulier? buvait-il de l'huile d'olive et du vin? se baignait-il dans le lait d'ânesse ou le sang de vierges (question purement rhétorique bien sûr)? était-il un adepte des nouvelles (ou anciennes) médecines douces? A toutes ces questions, il ne faisait que rire et répondait : "Mon unique secret, si j'en ai un, est d'avoir toujours eu un bilan à l'équilibre, la marque du bon compte; car un bon compte se reconnaît à ce qu'il ne reste à la fin, une fois que vous avez fini d'additionner de soustraire et de diviser, un seul chiffre, le zéro".

R.I.P. Jean, avril 1901 - octobre 2022 : "Naître au printemps. mourrir en automne, Tel fut le destin banal de notre homme" (extrait de Prophéties et autres Bagatelles, choisi pour épitaphe de sa pierre tombale).

Rédigé à trois mains le 29 octobre 2022 par Norbert Braün, Christine Vermoren et Haï Tongchak


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