Que diable fabriquent-ils?
Si vous vous intéressez aux
événements géopolitiques majeurs qui ont cours en ce moment-même (quelle
chance !), ce grand basculement des plaques tectoniques, vous vous êtes forcément demandé, une fois au moins, par quel
miracle la Russie pouvait tenir tête et en réalité laminer lentement mais
sûrement toutes les forces de l’OTAN réunies (les mercenaires ukrainiens ne
servant que de proxy sacrifiable et relativement bon marché dans ce conflit
Russie/Otasunie). On vous a dit et répété que le budget militaire de la Russie
était dix fois moindre que celui des USA. Peut-être même avez-vous découvert
que ce budget était environ 30 fois inférieur à celui de tout l’OTAN réuni
(sans compter donc les acolytes du Pacifique). Comment est-ce donc
possible ?
Dans cet article aux visions puissantes mais parfois trop simplistes, j’avais tenté une première explication pour éclaircir ce
mystère. En bref, je supposais que la différence de pouvoir d’achat en Russie
et aux USA pour une même quantité de dollars donnée compensait grosso modo l’écart
de budget. En clair donc, je supposais qu’avec la même quantité de dollars, un Russe
pouvait acheter dix avions, dix tanks, dix missiles, etc. quand l’Etasunien ne
pouvait en avoir qu’un seul. Mais ayant fait mes devoirs et possédant maintenant
une connaissance plus informée du sujet, je dois admettre que cette explication
— malgré ses mérites incontestables — ne suffit pas. L’écart de prix entre un
avion de chasse russe et un avion de chasse US, de même capacité et de même génération
n’est pas d’un à dix mais en moyenne d’un à deux. Cet écart semble constant
depuis des décennies et si on prend les chasseurs de dernière génération en
activité à titre d’exemples, le Sukhoï 57 coûte respectivement 1,7 fois et
2,5 fois moins que ses deux vis-à-vis possibles, le F35 et le F22 (et 2 fois
moins que le Rafale, dernière génération). Pour les munitions, l’écart est un
peu plus grand mais on est toujours très loin d’un ratio d’un à dix. De plus,
comme le conflit concerne l’OTAN tout entier, l’écart théorique à combler n’est
pas d’un à dix mais donc, comme précisé plus haut, d’un à trente.
Comment résoudre l’équation, quelle
inconnue doit-on ajouter pour au minimum équilibrer les deux côtés de la
balance a été et est toujours un casse-tête chinois pour les plus grands
experts militaires et économiques de l’Otasunie. Plus bizarrement encore, bien
que je lise et écoute beaucoup de spécialistes russes, ou au minimum
russophones, je ne peux pas dire que ces derniers m’aient semblé beaucoup plus versés
dans les arcanes de ce mystère. Avec les Russes, vous devez de toute façon vous
attendre à une réponse du style : « eh bien c’est comme ça parce que
c’est comme ça : un point c’est tout ».
Pourtant, pas plus que moi, ils ne
pensent que leurs systèmes d’armements serait dix fois (ou trente fois !)
supérieurs à ceux de l’OTAN.
Une partie du mystère peut être cherchée
dans le fait que le rythme de production et donc la quantité de ces divers
équipements militaires sont plus élevés en Russie que dans les pays de
l’OTAN. Comme le disait Staline, la quantité a une qualité en soi qu'on aurait bien tort de dédaigner. Généralement
les experts s’accordent pour dire que le rythme de production des différents
armements est environ deux fois plus élevé en Russie que dans tous les pays de
l’OTAN réunis. Toutefois, vous noterez qu’en plus d’être partielle, c’est une
fausse explication. En effet, elle ne fait que déplacer l’énigme. Comment alors
est-il possible qu’un pays qui a un PIB nominal cinquante ou cent fois moindre
que celui du bloc adverse, les USA avec les Eurozonés plus les laquais du
soleil levant ou des antipodes ait un rythme de production deux fois supérieur
à celui de toutes ces fines fleurs de la civilisation, qui contient pourtant
quelques puissances industrielles reconnues ? Bien sûr le PIB, comme
indicateur de la puissance industrielle ou même économique d’un pays est pour
l’essentiel une fable, un conte pour enfant, comme je l’ai indiqué dans un précédent article. Mais il reste tout de même un océan à combler.
Une autre petite partie de
l’explication peut et même doit impliquer l’économie de type assez particulier
qu’on trouve en Russie. Bien que celle-ci soit très largement privatisée, elle
reste pilotée dans ses grandes directions par le Kremlin. Comme toujours,
celui-ci agite aussi bien la carotte que le bâton, même si maintenant il se
sert beaucoup plus de la première. Dans la Russie actuelle, les incitations
sont massives pour que les industriels aillent dans la direction souhaitée ou
plutôt les directions car il y a tout un éventail de domaines où l’État Fédéral
investit lourdement et ces domaines n’ont souvent qu’un lointain rapport avec
l’armée, et parfois aucun. Ce type de politique économique mixte, en partie dirigée,
voire planifiée, est en sainte horreur chez nos zélotes du marché libre et
concurrentiel, mais le fait est qu’elle marche pas si mal, en tout cas en Russie. Notons
d’ailleurs que ce n’est pas fondamentalement différent des subventions très
généreuses accordées par nos pays de l’Otasunie à certains secteurs privilégiés
(mais avec une efficacité considérablement moindre comme chacun a pu se rendre
compte à moins d’être greffé dans la Matrice depuis la couveuse). Enfin il y a
en Russie ces entreprises qu’on peut qualifier d’étatiques — même si c’est un peu
plus subtil que ça — comme ROSATOM, ROSTEC, ROSCOSMOS, GAZPROM. Leur
particularité est qu’elles ne sont pas toujours tenues d’augmenter leur
bénéfice ou parfois même d’en faire du tout mais qu’elles sont tenues
prioritairement de réaliser les objectifs fixés par l’État, quitte à déplaire à
leurs "actionnaires". Et quand le Kremlin leur dit d’augmenter la production
dans tel ou tel secteur, eh bien elles l’augmentent. Dans une situation de
guerre, c’est évidemment un gros avantage. Ajoutons que cette décision
d’augmenter la production industrielle dans le secteur de l’armement et de tout
ce qui s’y rapporte a été prise des années avant le début de l’Opération
Militaire Spéciale.
En somme, on a en Russie une
économie qui dans une mesure importante est au service de l’État et du pays
quand nous avons par ici une économie entièrement au service de ses
actionnaires, et surtout de ces quelques oligarques sans pays ni frontières qu’on retrouve dans tous les Conseils d’Administration des grandes
entreprises et qui sont les seuls vrais bénéficiaires du système (avec bien sûr
les politiques qu’ils arrosent dûment en retour de leurs bons services). À
chaque fois que l’UE ou les USA ont tenté ces dernières années d’augmenter la
production d’armements, cela s’est soldé par un échec à court et moyen termes,
soit parce que les usines disponibles ne sont pas assez nombreuses ou manquent
de la capacité d’accroissement (de par leur politique de flux tendu, elle-même
découlant de leur politique de rendement financier maximal, elles sont presque
toujours au taquet), soit parce que les prix se sont mis aussitôt à flamber. On
en a eu un exemple spectaculaire cette année avec l’UE : après son appel
d’offres pour acheter des obus de 155 mm (les principales munitions utilisées
par les canons modernes sur le champ de bataille du côté otasunien) dont
l’armée ukrainienne était (et est toujours) en manque, le prix de celles-ci a
été quasi multiplié par dix sur le champ. Le résultat net a été que l’UE a pu
acheter moins de munitions pour un prix plus élevé. Bien sûr, on
peut toujours rêver et se dire que sur le long terme, la production d’armements
de l’Occident finira par rejoindre celle de la Russie actuelle. Mais cela
présuppose beaucoup d’événements improbables : 1) que la politique des
entreprises d’armements occidentales fassent passer l’intérêt du bloc avant
leur intérêt financier ; 2) que la Russie n’augmente pas elle aussi sa
production durant ce laps de temps à la même vitesse voire à une vitesse
supérieure ; 3) que la guerre en Ukraine ne soit pas terminée avant (par
la victoire de la Russie).
Je n’ai parlé jusqu’ici que des
facteurs palpables, matériels, qui peuvent en partie expliquer la contradiction
entre ce que nous disent les chiffres bruts et les faits observables sur le
terrain. J’ai tour à tour invoqué la différence de pouvoir d’achat, les
capacités de production bien plus extensibles de la Russie et enfin la
politique économique différente des deux blocs. Tout cela nous rapproche de la
vérité, sans la moindre doute, mais on sent bien que le tableau n’est toujours
pas complet. Même avec les faiblesses citées, le bloc occidental devrait au
minimum pouvoir obtenir pat dans ce conflit, étant donné les énormes
différences en son avantage de population ou de richesse. Or, il est de plus en
plus clair que nous nous dirigeons vers un mat des Russes sur le roi ukrainien
(qui en réalité est bien sûr un fou).
Et c’est là qu’on est obligé de
faire appel à des facteurs humains, sociaux et psychologiques pourrait-on dire.
Il est évident que nos pays ne sont pas du tout préparés à ce type de guerre
totale comme celle qui a cours en Ukraine. Imaginez un instant que l’illégitime
Macron ou la saucisse Scholz déclare dans un élan de zèle atlantiste la
mobilisation générale ou même partielle : en moins de trois mois, le pays
se viderait de ses éléments mâles en âge d’être conscrits pour des cieux moins sombres. C’est ce qui s’est passé en Ukraine. Mais le
mouvement sera encore plus fort dans nos pays tout simplement parce que les
gens ont plus d’argent, plus d’économies, et peuvent donc plus facilement
passer à l’étranger ou envoyer leurs fils vers une destination sans risque pour
le temps qu’il faut. Disons-le clairement, le fait que l’Ukraine soit le pays
le plus pauvre d’Europe (à égalité peut-être avec la Moldavie, qui semble
justement s’apprêter à suivre le chemin pavé de gloire de son voisin du nord),
depuis des décennies, est un facteur majeur dans le "succès' de l’opération
washingtonienne démarrée en 2014. Jamais sans cela, la CIA n’aurait pu
transformer ce pays en moins de dix ans en poing armé contre les Russes et
jamais l’armée ukrainienne n’aurait pu perdurer jusqu’aujourd’hui. De plus,
dans nos pays, les populations sont tellement fragmentées entre les races, les
religions, les opinions politiques, les classes, les multiples sexes et les
âges qu’une mobilisation est la recette la plus sûre pour connaître de grands
troubles civils. En fait nos gouvernements le savent si bien qu’ils n’essaient
même pas (et ce n’est pourtant pas l’envie qui leur manque).
Mais la mobilisation se heurterait à
un problème supplémentaire (contrairement à la Russie qui a gardé un service
militaire obligatoire) qui est que nos armées sont à 100% professionnelles
depuis des décennies, ce qui signifie qu’il faudrait partir de zéro pour faire
du pékin pris dans la rue un soldat même minimalement compétent.
Enfin et surtout le problème majeur
réside évidemment dans la motivation. Pensez-vous que les Français, les
Allemands, les Anglais vont aller faire la guerre de tranchées pour des Macron,
des Scholz, des Starmer, des Biden ou des Harris ou des Trump ? Autant
croire au père Noël ! On peut déjà prévoir que les exemptions signées par
le médecin de famille vont se vendre comme des petits pains.
D’une manière générale, ce qui
manque chez nous est la culture de la guerre. Pour nous, Européens, et encore
plus chez les Étasuniens qui n’ont pas connu de conflit sur leur terre depuis
des lustres, la guerre est devenue une chose abstraite, virtuelle, lointaine, qu’on
ne connaît que par des films ou des jeux vidéo. Là où la Russie a maintenue une
culture de la guerre importante, en partie due au fait qu’ils ont perdu
vingt-six millions de personnes lors de la dernière guerre mondiale, ce qui
veut dire que toutes les familles russes ont encore aujourd’hui des parents qui
sont morts à la guerre. La Russie est le seul pays d’Europe qui ait bâti une
cathédrale, la plus belle cathédrale moderne, la cathédrale de fer, en hommage
à leurs soldats disparus (voir cet article-ci). Que cette cathédrale
soit dédiée à l’Armée Rouge n’a qu’une importance secondaire, que nous
trouvions l’idée ridicule ou monstrueuse en a encore moins. Cette cathédrale
magnifique est là et révèle une ferveur que nous sommes incapables de
comprendre, encore moins d’imiter. En raison de cette culture, de ce marquage
au fer rouge, l’État russe n’a eu aucune peine à ranimer la flamme de la grande
guerre patriotique lorsque le moment est venu. Chaque mois, trente mille
volontaires en moyenne affluent vers les centres de recrutement de l’armée de
la Fédération. Ils viennent de partout, comme toujours davantage de la campagne
que des villes et davantage des régions pauvres que des régions riches mais ils
viennent et ils sont motivés, contrairement à ces pauvres ukrainiens (en
attendant peut-être ces pauvres Polonais, ces pauvres Moldaves, ces pauvres
Baltes, ces pauvres Roumains …). Une illustration flagrante a été dernièrement
fournie par une initiative du gouvernement polonais qui a décidé de lancer un
appel pour former une sorte de légion étrangère destinée à renforcer l’armée de
Kiev. Comme la Pologne a reçu depuis quelques décennies un contingent énorme
d’immigrés ukrainiens, plusieurs millions, elle pensait trouver facilement de
quoi monter au minimum une brigade. Résultat, seule une quinzaine de volontaires
ukrainiens se sont présentés, pas même de quoi faire une section (l’unité
commandée chez nous par un adjudant ou éventuellement un officier subalterne
type sous-lieutenant). Il est vrai que la paie et les primes éventuelles du
soldat russe sont relativement importantes, surtout pour un paysan ou un
ouvrier de Sibérie, de l’Oural, du Caucase, mais ce n’est qu’une incitation de
plus. Les queues devant les bureaux de recrutement n’ont jamais été aussi
longues depuis le massacre du Krokus et surtout depuis que le grand Volodomyr
Z. a lancé son opération de Koursk, son plan génial pour vaincre la Russie
(voir cet article-ci). L’argent est le nerf de la guerre et le Kremlin
n’oublie pas cet adage. Mais à l’épreuve du feu, l’argent seul n’a jamais été
une motivation suffisante. Un bon exemple de ce fait est la diminution en chute
libre du nombre de mercenaires étrangers que parvient à embaucher l’armée
ukrainienne : ceux-ci ont une tendance invincible à prendre la poudre
d’escampette une fois qu’ils ont compris qu’ils n’étaient pas là pour
participer à une sorte de safari, comme en Irak, en Afghanistan ou en Lybie, qu’ils
avaient toutes les chances de ne pas revenir (les mercenaires n’étant pas
protégés par les conventions de Genève, l’armée russe par une coïncidence
étrange ne fait pas de prisonniers parmi les mercenaires étrangers, que ce soient des Polonais, Colombiens, Anglais, Tchèques, Norvégiens, Français, Baltes,
Japonais, Tchétchènes ou même Biélorusses, peu importe ; je n’ai en effet
pas pu voir un seul prisonnier étranger en Russie, non-ukrainien, malgré les
innombrables vidéos postées sur le sujet depuis le début de la guerre ;
les seuls encore en vie au moment de leur capture semblent avoir brutalement
décédé quelques minutes ou quelques heures après pour des raisons peu
mystérieuses).
En guise de conclusion morale, on
peut dire que l’argent n’a bonne odeur que tant qu’on n’a pas senti celle de la
mort, tout près de soi, ou mieux encore, sur soi.
*Propos attribué à Bismark.