Le Jardin des Délices,
appelé aussi Jardin des Plaisirs Terrestres est le tableau central du triptyque
représenté plus haut. J’en donnerai des détails significatifs plus loin.
Pour un œil moderne, non averti, sa signification semble au
mieux ambigüe. Ma première impression en le voyant, comme celle de beaucoup d’autres,
est que le peintre nous a donné à voir une vision de paradis, impression
renforcée par les titres donnés traditionnellement à cette œuvre. Néanmoins, l’étude
historique et l’analyse rationnelle, froide et pour ainsi dire scientifique,
nous apprend que l’intention de l’artiste était toute autre, en fait juste à l’opposé.
Comme chacun sait (ou devrait savoir s’il est amateur de peinture) Bosch est un
spécialiste de l’enfer et des nombreux chemins qui y mènent, stupidité, folie,
dépravations en tout genre, incluant bien sûr les sept péchés capitaux. Ce
tableau n’y fait pas exception. C’est une petite surprise mais je crois que la
conclusion des historiens de l’Art (pour la majorité) est incontestable, tant
les indices et même les preuves sont accablants. La simple place de ce tableau
au milieu du triptyque, à gauche de l’enfer, est suffisante. Bosch a suivi l’idée
que le vice est aimable et d’autant plus tentateur qu’il est aimable, que l’amusement
est la voie de la débauche, etc. Et ses contemporains ne doutaient pas que
telle était son intention, ce qui lui a certainement évité un procès, souvent
pénible à cette époque. Je renvoie donc le lecteur à l’exégèse boschienne s’ils
veulent vérifier cette allégation car tel n’est pas le sujet de cet article.
Mon sujet n’est pas ce que l’artiste avait dans la tête en
peignant ce tableau ou ce que nous, gens du vingt-et-unième siècle, avons dans
la tête, mais ce que le peintre a réellement peint.
D’abord les couleurs. On n’a jamais dépeint le péché avec un
tel luxe de coloris enchanteurs. Les gris et les nuances un peu glauques
généralement appréciées pour ce genre de descriptions sont très rares. Le noir
n’a rien de négatif ici, au contraire, il sert de pendant pour mieux faire
ressortir les blancs et incarnats, qui eux n’ont rien de livides, mais révèlent
un éclat plein de santé. Les centaines ou les milliers de personnages du
tableau, en grands groupes, en petits groupes, en duos ou solitaires ne
révèlent aucune marque du vice, sauf trois, qu’il faut bien chercher pour les
trouver, sous un énorme chardonneret : les voici.
L’occupation principale de ces personnages, toutes créatures
confondues, est de s’amuser. Plus précisément, les personnages représentés sont
occupés à manger, à boire (plus rare), à jouer, à nager, à faire de la
gymnastique, à se poursuivre, à danser, à flirter, voire plus si affinités, à converser, à dormir,
à rêver peut-être, à faire des rondes montés sur des animaux très divers,
allant du chameau au lion en passant par quelques créatures plus fantastiques
comme la licorne ou le griffon. Mais on doit noter que l’inverse est aussi
vrai, à savoir que certains hommes servent de monture ou de soutien à des animaux
divers, oiseaux et poissons surtout, mais aussi porc-épic, coquillages ainsi
que des espèces plus difficiles à identifier. Très souvent ils servent de piédestal
à des plantes ou des fruits. Si on excepte la petite bande de morlocks, tous
semblent de bonne mine, jeunes, plutôt avenants, enjoués, joyeux, paisibles ou
facétieux mais sans méchanceté selon les cas. Je ne trouve pas trace de la
laideur, de la frénésie ou de l’avidité montrées chez les trois morlocks, même chez
les nombreux dîneurs très frugaux (de fruits presque uniquement), même chez les
amants tout aussi nombreux.
L’indiscrimination totale et absolue est la règle dans les scènes représentées : noirs et blancs, hommes et bêtes, hommes et végétaux, végétaux et minéraux, tout est mêlé ; on ne peut trouver aucune forme de hiérarchie, nulle part (l’égalité de traitement et de statut entre noirs et blancs est particulièrement frappante, étant donné que ceci a été peint au début de la traite des noirs, en 1504).
Cette longue description est utile en ce qu’elle n’indique
aucune connotation négative, encore moins démoniaque, de la très grande
majorité des acteurs présents, quelles que soient leurs activités, qu’ils soient
plutôt humains, animaux ou végétaux. Personnellement, je ne vois rien d’outrageant
dans les scènes de flirt ou de sexe contenues dans le tableau. On y trouve au
contraire la bonne entente générale et la joie du plaisir partagé. On ne voit
aucun crime nulle part, aucune scène de violence, et ce n’est pas ce qui manque
habituellement dans les tableaux de Bosch. La présence des rares morlocks est
en fait difficile à concilier avec le reste sauf à dire que ce sont des intrus.
La fusion des différents règnes, humain, animal, végétal et minéral y est partout
impressionnante. Tout le monde, sans exception, est jeune et en bonne santé.
Tout cela me laisse songer qu’il y en réalité deux
interprétations aussi valides mais irréconciliables de ce tableau. La première
est rationnelle, morale et historique : il s’agit d’une description des
vices ordinaires de l’humanité qui doit précipiter ses adeptes dans le tableau
de droite, l’Enfer. La seconde est poétique. Voici un monde paisible, jeune, anormalement
jeune et sain, plein de gaité et de jeux, de satiété et de plaisir, un monde
magnifique de formes et de couleurs, aussi coloré qu’imaginatif. Un monde sans ordre
ni règles parce qu’il n’y a plus besoin d’ordre ou de règles. Et il n’y en a
plus besoin car les êtres montrés ici sont passés par-delà le bien et le mal. Ils
ne sont plus de notre monde. Les sexes, les races, les espèces, les règnes fusionnent
en une entité unique, englobante. La poésie, tout comme le paradis, tend naturellement
vers la fusion. Il s’agit donc du paradis, non tel qu’il est, inimaginable pour
l’homme, mais de l’idée poétique du paradis que des êtres de chair peuvent
avoir.
Ainsi donc, Bosch, peintre de l’Enfer, croyant et voulant décrire
la corruption des pécheurs, nous a donné une des visions les plus saisissantes
du paradis, poétiquement parlant.
Et pour finir une des représentations les plus curieuses de ce tableau, que je laisse sans commentaire :